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quinta-feira, 24 de fevereiro de 2011

Sous les cendres du passé-Paul Bodier

 

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SOUS LES CENDRES DU PASSÉ
 
Préface

Ceux qui ont pris contact avec la vie intellectuelle du commencement de ce siècle ne peuvent s'empêcher de déplorer actuellement un affaissement trop réel de l'Esprit. La guerre mondiale, par la tension qu'elle suscita en se déchaînant et par la détente lascive qu'elle provoqua en finissant, a déséquilibré les moeurs, a fait disparaître cette sérénité et cette mesure qui sont indispensables aux évolutions de la pensée. On constate hélas ! Une mentalité brutale, utilitaire, égoïste, prosaïque, anguleuse et tapageuse qui a créé un type humain nouveau, à la fois habile et niais, habile pour les intérêts et niais par les idées ; violent et indolent, violent pour les passions terre à terre et indolent pour l'idéal. Il en est résulté une crise générale de la société dont les convulsions et les craquements donnent une sorte de panique où se mêle, chose curieuse, le snobisme et l'hébétement.
Dans de telles conditions les vrais penseurs deviennent forcément des solitaires. Ils sont tentés de ne plus se communiquer et de se refermer sur eux-mêmes.
Cependant ils doivent réagir contre cette tentation et produire leurs oeuvres envers et contre tout. Le livre est la consignation de la pensée, c'est le cristal qui garde l’élixir et sans lequel le parfum va se perdre dans le vide sans fond de l'espace. Quand des jours lumineux reviennent, l'oeuvre édifiée dans les jours de ténèbres est enfin retrouvée et heureusement utilisée. N'est-ce pas pendant la hideuse décadence romaine que Marc Aurèle écrivit ses immortelles « Pensées » ; n'est-ce pas au cours du XIVe siècle, au formalisme écoeurant, qu'un moine inconnu écrivit « l’Imitation de Jésus-Christ » ? Comme ils auraient eu tort de ne pas écrire parce que leurs contemporains ne pouvaient pas les lire !
Voilà pourquoi Paul Bodier, après son étonnant chef-d'oeuvre « La Villa du Silence », après son grand drame « L'Apôtre », après son « Manoir des Ombres » où se mire tant de lumière, a repris la plume et publie un nouveau livre « Sous les Cendres du Passé ». Qu'il en soit remercié !...
Il est des auteurs, même de premier ordre, qu'on ne lit pas deux fois. Leur livre terminé on le place sur les rayons de la bibliothèque et en voilà pour la vie, ou jusqu'au prochain déménagement. Malgré leurs qualités, il leur manque ce je ne sais quoi, qui les empêche d'être immortels même si on leur a décerné, au Cénacle des Quarante, ce glorieux titre. Au contraire, d'autres auteurs restent, pour toujours, nos compagnons, nos amis, nos médecins. C'est le cas du plantureux et profond Rabelais, du sage Montaigne, du bon La Fontaine, du grand Pascal, du riche Balzac, du curieux et inimitable Huysmans et aussi, dans son genre, de Paul Bodier. Il est un cousin littéraire de ces Maîtres parce que, comme eux, il est sincère, riche et vivant, il est lui-même et par une communion humaine et française, il est nous-mêmes.
Quel dommage donc si Paul Bodier s'était abstenu de publier « Sous les Cendres du Passé ». Ce nouveau livre me rappelle un dictionnaire qu'on me donna jadis pour évoluer dans la langue latine : le « Thésaurus » où se trouvaient toutes les formes, toutes les richesses, toutes les arcanes du noble parler romain.
Il ne s'agit plus ici de langue latine, mais de l'Occultisme ancien et moderne, sous tous les angles, sous tous les aspects de ses innombrables et complexes problèmes. En remuant les cendres du passé, l'auteur a fait jaillir comme un feu d'artifice dont chaque étincelle est une gnose.
Mais voici l'étonnante performance littéraire. Ce qui devait être une aride compilation un lourd amalgame comme l'austère « Thésaurus » de notre jeunesse est en fait un livre charmant. En un coup de baguette magique le vieux savant chauve s'est changé en une gracieuse jeune fille tout aussi inédite.
L'action se déroule autour de la noble amitié de deux hommes différents par la situation, le genre de vie, les épreuves, le travail et les idées, mais unis par une commune droiture. L'un, celui qui a souffert, le salarié, le damné de la vie, lève progressivement le voile des mystères à l'autre, celui qui n'a pas souffert, l'aristocrate, enfant gâté de la Terre. C'est comme une aurore qui monte, tantôt dorant les somptuosités d'un lieu bourgeois, tantôt éclairant la tranchée meurtrière, tantôt venant illuminer une villa charmante des environs de Paris, jusqu'au zénith de la certitude.
Dans ces pages, nous nous sentons ramenés au style pur de la simplicité classique, au génie délicat de l'action simple. Pour beaucoup de contemporains, la complication du sujet, l'imbroglio de l'action est en raison directe de la pauvreté de l'idée, parfois nulle, parfois conventionnelle et tendancieuse, toujours indigente. Pour cette oeuvre-ci, c'est exactement le contraire, comme chez les Anciens.
Il existe un petit livre chrétien du IIIe siècle, l’ « Octavius » de Minucius Félix, où comme dans celui de Paul Bodier, deux amis, en dialoguant, cheminent vers la Lumière. Renan en faisait ses délices et l'appelait la perle de la littérature chrétienne. J'ai lu ces deux oeuvres soeurs et à l'une et à l'autre je décerne le même éloge : « Sous les Cendres du Passé » est la perle de l'Occultisme moderne.
En terminant ma lecture, je songeais à cet absurde préjugé qui refuse la science aux Anciens, comme si l'humanité n'était devenue savante que depuis Descartes ou Lavoisier.
Sans mésestimer la science moderne, il faut reconnaître qu'elle a excellé dans le domaine pratique et utilitaire par la physique mathématique et la chimie expérimentale, mais qu'elle est encore bien loin des profondes gnoses des civilisations antiques dans le domaine spirituel et métaphysique. La science moderne est une forme du savoir, une méthode de connaissance, mais elle n'est pas le savoir absolu et la connaissance sans réplique. Elle effleure à peine ce que les Egyptiens, les Grecs ou les Indous avaient pénétré à fond, quand il s'agit de l'âme, de la Mort ou de l'Invisible.
Puisse ce beau livre rendre plus modestes certains esprits et leur donner la nostalgie d'un prestigieux passé ! Ne parlons pas de ceux pour lesquels l'Histoire ne sert à rien. Evidemment ce n'est pas avec l'Histoire qu'on devient un boxeur.


René Kopp.
 
Avant-propos

Le Passé est une forme du Temps, il conditionne le Présent, il prépare l'Avenir.
Rien ne peut l'empêcher d'avoir été et si Dieu existe, il doit contenir en lui les trois modes du temps : Passé, Présent, Avenir, soudés en quelque sorte dans un éternel présent. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome, rien ne serait incertain pour elle et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre, dans la perfection qu'il a su donner à l'astronomie, une faible esquisse de cette intelligence . Mais pour les êtres humains la question est toute différente. Peut-être leur est-il utile, dans certaines circonstances, de rechercher, sous les cendres du Passé, quelques vérités ensevelies, afin de les faire surgir à la lumière de la raison ; peut-être leur est-il agréable de revivre, dans le Présent, quelques scènes du Passé afin d'en dégager les grandes et sévères leçons qui serviront à mieux préparer l'Avenir.
Et ceci ne saurait être une vaine curiosité car le Passé appartient réellement à l'homme ; c'est la part qui ne peut lui être enlevée ; c'est à la fois sa richesse et sa misère, sa grandeur et sa petitesse, sa force et sa faiblesse, sa beauté et sa laideur. C'est son histoire de tous les âges, avec ses élans et ses reculs, ses gloires et ses ignominies, ses joies et ses douleurs, ses regrets et ses espérances, ses chimères et ses dieux, ses chaînes et ses libertés, ses victoires et ses défaites, ses rires et ses larmes, ses prodiges et ses insignifiances, ses vertus et ses vices, ses haines et ses amours, ses geôles et ses trônes.
Le Passé porte en lui les essences de l'expérience future et empêche ainsi le Présent et l'Avenir d'être des trous dans l'espace.
L'étude du Passé nous donne la grande loi très mystérieuse des chevauchements psychiques, des marches et contremarches de l'éclosion de la puissance humaine.
L'homme aspire, de toutes ses faibles forces, vers un mieux-être, vers le Beau, vers le Bien, vers le Vrai, vers une Divinité suprême qui réalise ces trois choses ; mais pour se rapprocher de ce Dieu idéal, il doit avant tout connaître le Passé, son passé d'efforts, de luttes, et pour cela chercher en soi la possibilité d'en scruter tous les abîmes, car il ne saurait essayer de tracer la route de l'Avenir, sans mesurer celle du Passé afin surtout d'en dégager les enseignements qui lui serviront pour éclairer sa vie dans le Présent.
Le Passé, le Présent, l'Avenir : trois mots pour définir une même chose : le Temps ; trois masques pour une même figure ; trois aspects de la Vie universelle ; trois modes régulateurs de la Pensée; trois choses dans l'Eternité, confondues dans l'Etre Suprême.
Tout, dans la vie des hommes, est lié au Passé. Les sciences, les arts, les législations, la morale, les religions, étudient, copient, s'inspirent du Passé. Les grandes figures de l'Histoire semblent se renouveler, se recommencer et rester étroitement tributaires de celles qui les ont précédées. Savants, artistes, littérateurs, philosophes, conducteurs de peuples, apparaissent comme des réincarnations successives pour étendre le savoir humain et l'élever toujours plus haut.
La croyance à une vie future est insuffisante pour une bonne direction de la vie, si l'on n'accepte pas une continuité d'existence dont le passé, le présent et l'avenir sont les phases diverses.
Les grands hommes, dans leur vie, dans leurs actes, dans leurs écrits, dans leurs paroles, se modèlent sur le passé. Rappelons-nous les premiers mots des lignes écrites par Napoléon Premier se rendant aux Anglais : « Je viens comme Thémistocle... ». A l'heure douloureuse et sinistre de la fin de sa grandeur, de son pouvoir, de sa puissance guerrière, à l'heure sombre de tous les naufrages, il reporte sa pensée vers les grandes ombres du Passé, presque heureux dans son infortune de trouver un modèle et une excuse pour justifier son geste de capitulation et de renoncement à toutes les gloires humaines.
Le Passé est ancré dans la chair et dans l'âme de l'être humain qui porte toute sa vie la trace des événements auxquels il a été mêlé directement et indirectement de ses luttes, de ses passions, des forces bonnes ou mauvaises auxquelles il a obéi au cours de son existence et vraisemblablement de ses existences antérieures.
Et tout cela est si vrai que lorsque cet être se sent mourir, il retourne sa conscience et son esprit vers les seules choses qu'il a pu connaître : celles qu'il a vécues, les autres ne lui apparaissant plus que secondaires, bien que chacune d'entre elles aient influé sur toute l'humanité, parce qu'il y a dépendance des êtres entre eux.
Dans certains pays, il n'est question que du Passé, les géants des épopées premières y ont à ce point construit et remanié qu'il n'y a, pour ainsi dire, aucune place pour ceux qui naissent après eux. D'ailleurs ceux-ci n'éprouvent pas toujours le désir de renouveler, de reconstruire. Ils se cantonnent dans le rôle de conservateurs pieusement fidèles qui gardent jalousement les trésors laissés par leurs ancêtres. Le Passé devient ainsi une cristallisation du savoir et produit alors un arrêt dans l'évolution scientifique et morale parce que les hommes, malgré tout, recopient les choses de jadis et tout en souhaitant un progrès, un mieux-être, laissent le Passé s'imposer, presque malgré eux, à leur faible volonté constructive et progressive, son souvenir et les leçons qui en découlent constituant à la fois une force attractive et répulsive qui produit une sorte de stabilisation plus ou moins longue. Les morts gouvernent les vivants et ceux-ci récoltent les fruits des actes de ceux-là, en bien et en mal. Pour une très large part, notre destinée dépend de ceux qui nous ont précédés. Nos habitudes, notre science, nos vertus ou nos vices tout en affectant notre propre destin, conditionnent aussi celui de la génération suivante et peut-être de plusieurs générations.
Ce livre comporte une vue précise sur le Passé par la mise en action de moyens, encore mal connus, inhabituels, mais qui sont cependant conditionnés par des lois naturelles qu'il est nécessaire d'étudier parce que les hommes ont le plus urgent besoin de les connaître, de les analyser et finalement de les mettre convenablement en action pour le bonheur et le plus grand profit de l'humanité terrestre insuffisamment évoluée.
Je l'offre à tous les penseurs, à tous les chercheurs, à tous les hommes de bonne volonté, à tous ceux, enfin, qui estiment que la Vérité doit être montrée sous toutes ses faces, sous toutes ses modalités, afin d'en recueillir le divin bienfait. Un grand écrivain spiritualiste, Léon Denis, a dit : « Si le regard de l'homme pouvait sonder le Passé et reconstituer le lien qui unit ses vies successives, bien des surprises lui seraient réservées. »
Toute divine qu'elle soit, la Vérité doit être trouvée, connue et contrôlée par des voies humaines et si, comme le disait Goethe : « Il n'y a point de passé qu'on doive regretter, il y a un éternel renouveau qui se forme des éléments prolongés du passé ».
Aussitôt que nous nous mettons dans l'ambiance voulue, que nous concevons les forces psychiques des très grands lointains comme une réelle substance, toutes les vieilles traditions s'éclairent d'une étrange lumière scientifique.
Le Passé, soudé au Présent, fait l'Avenir. On ne peut juger une chose si, vraiment, on n'en connaît les antécédents.
Que sont devenus tant de peuples dont nous connaissons l'existence par d'irréfutables preuves mais dont nous ne retrouvons plus que des traces parfois trop fugitives.
Nous avons le devoir de rechercher des faits inconnus jusqu'ici et d'étendre ainsi notre savoir afin de l'utiliser pour le Bien. La Science est réellement divine et en étendant notre savoir, nous nous rapprochons de la Divinité.
Malheur à ceux dont la vie se passe à s'enterrer sous les vanités, les haines, les souillures, pour ceux qui renoncent à tout ce qui est immortel.
Avant de gagner la paix réelle, la joie, le bonheur, avant d'être les vainqueurs de la Mort, il y a les passages douloureux et obscurs, les abîmes à franchir où seule la Foi éclairée par la Science, voit clair. La plupart des hommes oublient si fort qu'ils ont une âme et se répandent en tant d'actions et d'exercices où il semble qu'elle est inutile que l'on croit parler avantageusement de quelqu'un en disant qu'il pense .
Avant d'arriver à la vie réelle, impérissable, éternelle, il est nécessaire de passer au creuset purificateur qui nous rend dignes de la mériter.
J'ai écrit ce livre avec confiance, avec joie, avec foi, trois choses qui sont, en toutes circonstances, les sublimes supports de la Vérité.
Et je supplie les hommes de le méditer, de l'étudier et de l'augmenter au fur et à mesure que certains problèmes pourront être solutionnés par la Science, la Foi et la Raison étroitement unies.

Paris, 17 Septembre 1935.

Paul Bodier.

 
Sous les cendres du passé


I

Du coin de la terrasse où il s'était réfugié après déjeuner, André de Rhodal regardait d'un oeil amusé ce coin de Paris qui s'étendait à ses pieds. Autour de lui tout était silence, l'hôtel élégant et princier dormait d'un léger sommeil de sieste à l'ombre des stores soigneusement clos ; les arbres du jardin se dressaient immobiles dans le grand poudroiement du soleil d'après-midi, seule un peu de fraîcheur parfumée montait des parterres, dont les fleurs épanouies semblaient frissonner voluptueusement sous l'égouttement des mille petits jets d'eau d'un long tuyau d'arrosage. Devant c'était un étagement de toits, dont le zinc flambait sous la lumière crue d'un soleil de juillet. Un peu plus loin, la Seine, une Seine métallique, coupée parfois par le passage silencieux d'un bateau. Au-delà, le Champ de Mars, transformé en jardins, étalés sous les pieds puissants de la Tour. Plus loin, vers la gauche, on sentait vivre la ville, haletante, sous la chape brûlante du soleil.
André contemplait ce spectacle, cela lui reposait les yeux. Il se sentait paisible, heureux et libre.
Libre, il l'avait, pour ainsi dire, toujours été, sauf seulement pendant la tourmente de l'affreuse guerre qui avait embrasé le monde. Encore avait-il été un de ces privilégiés, si peu nombreux, au milieu de la masse obscure des combattants.
A quarante-cinq ans, la pratique de quelques sports raisonnables lui avait conservé l'allure svelte d'un homme de trente-cinq ans et sans l'apparition de quelques cheveux grisonnants, près des tempes, avec de légères rides au coin des yeux, il aurait pu facilement passer pour un homme très jeune encore. Le développement sportif outrancier qui tend à s'instaurer de nos jours est une lamentable erreur. Il est un générateur de décadence morale.
Ni gros, ni mince, d'une taille légèrement au-dessus de la moyenne, distingué, beau garçon, il apparaissait à première vue comme un parfait homme du monde, élégant et fin.
Possesseur d'une grosse, très grosse fortune, André de Rhodal avait été habitué à vivre à sa guise. Instruit, autant qu'un homme du monde peut l'être, il était susceptible, sans pédanterie aucune, de discuter sur les sujets les plus scientifiques, les plus variés et les plus ardus.
Il avait beaucoup voyagé ou plutôt s'était confortablement promené à travers le globe. En snob désoeuvré et riche, il avait visité toutes les grandes villes de la vieille Europe, parcouru en touriste l'Afrique du Nord, séjourné quelques mois à New York, parcouru les deux Amériques en voyageur pressé, notant seulement au passage ce que tous les guides des agences de voyage pouvaient receler, mais il n'avait eu ni la patience d'un explorateur, ni la curiosité d'un savant.
Cependant il avait été écoeuré de l'hypocrisie des citoyens des Etats-Unis d'Amérique et des odieux traitements qu'ils faisaient parfois subir aux nègres opprimés par eux depuis deux siècles et souvent lynchés et brûlés vifs par des énergumènes en délire. Même pendant la guerre mondiale, il leur avait toujours marqué son mépris.
Par contre, il avait été surpris de rencontrer au Canada, quatre millions d'hommes de culture et de langue françaises, car c'était comme une France lointaine que nous ne savons plus voir et dont nous n'apprenons pas l'histoire à nos enfants.
Il s'était arrêté en Espagne, cette Espagne à la fois croyante et sceptique, funèbre et rayonnante ; séjourné à Valence, la ville des peintres, des poètes et des fleurs, mais ne jugeant toutes choses que sur sa vanité, il n'avait pas été retenu longtemps par l'enchantement et la lumière d'un ciel coloré qui semble toujours prêt à distiller la volupté.
Il était allé en Egypte, vu Alexandrie, Le Caire, Louqsor, jeté un regard sur les ruines de Thèbes, enfouies sous les sables du désert, contemplé les colossales figures de Ramsès et de Memnon et les fondations gigantesques du temple de Karnak, examiné le grand Sphinx et les Pyramides, mais sur toutes ces merveilles il ne s'était pas arrêté et ces ruines imposantes lui avaient semblé presque aussi banales que les démolitions d'un vieux quartier de Paris.
Il avait, au cours d'un voyage, fait relâche à l'Ile Sainte-Hélène, et visité l'ancienne prison de Napoléon le Grand, mais il avait été fort étonné de ne lui point trouver cet aspect nostalgique conforme à des souvenirs de lecture et à son goût de romantisme. Il n'avait pas compris que tout change et que la terre la plus inhospitalière et la plus pauvre, se transforme à la longue et fait de ses pauvretés de jadis, des richesses dans le présent. Il n'avait pas encore l'âme d'un penseur éclairé pour discerner dans les spectacles modifiés, les réalités de jadis.
Pourtant, dans un musée italien, son attention avait été attirée et longtemps retenue par l'examen d'une momie égyptienne très ancienne.
Cette momie avait conservé sous ses bandelettes un papyrus qu'André de Rhodal avait pu prendre en mains et regarder tout à loisir. Ce manuscrit mortuaire contenait le nom du mort accompagné de celui de sa mère et un texte en écritures hiéroglyphiques entrecoupé de vignettes et de tableaux donnant des extraits de recueils historiques remontant aux plus anciennes époques. Les Egyptiens avaient coutume de placer dans la tombe, indépendamment des autres objets nécessaires au long voyage hyper terrestre de l'âme, un rouleau de papyrus, sorte de passeport destiné à lui assurer une réception favorable aux nombreuses portes des régions et demeures célestes, à la mettre en présence du Soleil, à l'introduire dans la barque de ce dieu, où lumineuse, elle devait traverser la plaine éthérée et à la défendre contre les puissances ennemies qui s'opposeraient à sa marche.
Longtemps, André de Rhodal était demeuré songeur devant la momie et pour la première fois de sa vie, il avait ressenti une étrange curiosité et songé à étudier plus longuement ces vestiges singuliers d'un passé si lointain, mais ses déplacements constants lui avaient très vite fait oublier cet incident et son désir fugitif d'étude s'était envolé avec toutes les pensées confuses qui surgissaient en lui au hasard de ses voyages.
En somme, il avait vu le Monde sous une face agréable et de ses courses rapides à travers les continents, il ne lui était resté que des impressions fugitives et une sorte d'amoralité très curieuse et très spéciale qui lui faisait afficher un scepticisme froid et triste.


II

Un jour, avant la guerre, un de ses amis avait voulu lui parler de morale, de philosophie, de religion, de vie au-delà du tombeau. Avec un sourire narquois, André de Rhodal avait arrêté son ami et en quelques mots découvert tout son état d'âme.
« Je ne veux pas me creuser la tête, laisse-moi la paix avec ta philosophie, ta morale, ta religion, ta vie future, moi je pense qu'il n'y a pas de Dieu, et qu'il ne peut y avoir de morale. Rien n'existe de tout ce qu'on nous a enseigné à respecter. Il y a une vie qui passe, à laquelle il me semble logique de demander toutes les jouissances possibles, en attendant cette tristesse, cette épouvante finale que l'on appelle la mort. Je cherche et je chercherai toujours à me préserver des vraies misères qui sont les maladies, les laideurs, la vieillesse. J'ai adopté pour règle de conduite de faire tout ce qui me plaît puisque j'ai la chance d'être riche et je me moque de la moralité et des conventions sociales. Ce sont, pour moi, des chimères et des anomalies qui viennent briser les possibilités d'un bonheur absolu. Je ne crois à rien ni à personne. Je n'aime personne et je n'ai ni foi ni espérance. »
Malgré cette étrange déclaration, André de Rhodal était cependant un sensible et son amoralité trop affichée ne l'avait jamais entraîné jusqu'à l'immoralité.
En dépit de ses déclarations, il était resté sinon pur, du moins honnête et très capable d'un dévouement selon le hasard des circonstances.
Derrière les laideurs de la vie, derrière les vilenies, les bassesses, les sottises, l'orgueil, la cruauté étalés cyniquement, il pressentait quelque chose qu'il ne pouvait définir, une sorte d'ordre secret où l'on devait pénétrer un jour, mais il se rendait compte aussi qu'il n'avait ni assez de noblesse de caractère, ni assez de coeur pour y accéder sans études préparatoires et surtout sans souffrances.
Il ne se sentait pas assez fort pour préserver son âme de cette poussière de préjuges et de fausse émancipation qu'y déposaient, chaque jour un peu plus, les habitudes néfastes et courantes appuyées sur une aveugle routine soi-disant mondaine.
Cependant, il avait mis parfois en action cette énergie intérieure qui anime les êtres et les choses et qui rayonnait puissamment de lui et, pour ainsi dire, à son insu.
L'égoïsme d'André de Rhodal était donc un égoïsme superficiel et la meilleure preuve c'est que, très Souvent, il s'était conduit non seulement comme un gentilhomme mais surtout en homme brave.
Dans ses voyages, il lui était arrivé par trois fois de sauver des vies humaines.
La première fois, en Algérie, il s'était jeté dans les eaux d'un cours d'eau, presque un torrent, où un malheureux Arabe allait périr. La seconde fois, à Vienne, en Autriche, il avait coopéré au sauvetage particulièrement difficile de pauvres gens menacés de la plus affreuse des morts par suite de l'incendie de leur maison.
Enfin, pendant la guerre, lors de sa présence aux armées, il avait également sauvé un de ses camarades qui s'était imprudemment baigné dans la Meuse et qui avait perdu pied, entraîné par le courant.
Quand il affirmait qu'il n'aimait personne, on était tenté de lui répondre : « Alors, pourquoi vous dévouez-vous chaque fois que vous voyez un être humain en danger ? »
Le dévouement lui semblait une chose toute naturelle, aussi simple que de faire mouvoir ses bras et ses jambes, c'est pourquoi tout en étant railleur et sarcastique, il avait toujours inspiré, à ceux qui l'approchaient, une très grande estime.
Pendant la guerre, il s'était même lié avec un garçon de son âge, cependant d'une situation sociale très différente et la camaraderie affectueuse née pendant la tourmente s'était maintenue après la cessation de l'affreuse tuerie.
Roger Danis qui était devenu l'ami très réel d'André de Rhodal, était un intellectuel, mais un de ces intellectuels un peu à l'écart de la phalange orgueilleuse des lauréats universitaires, fiers de leurs diplômes bien consolidés par de fortes rentes ou des situations administratives de premier ordre.
Danis était de souche obscure, il appartenait à ce prolétariat misérable formé par des intelligences de haute valeur, mais dont les efforts et la science n'avaient jamais reçu une consécration réelle par suite de la pauvreté, voire de la misère de ces savants en marge, si l'on peut dire, de la science officielle.
Roger Danis était surtout un littérateur, un de ceux qui écrivent, non pour la gloire vaine d'une renommée, d'ailleurs plus ou moins illusoire et éphémère, mais parce qu'ils éprouvent le besoin, le souci et en même temps la joie d'écrire pour instruire leurs contemporains animés de bonne volonté.
Toutefois, le jeune homme n'avait jamais montré aucun mépris pour ses confrères plus célèbres et plus fortunés. Il s'était toujours interdit de porter un jugement trop sévère sur une oeuvre littéraire digne de ce nom et tout en sachant parfaitement bien reconnaître les écrivains de talent véritable, il n'avait jamais voulu s'ériger en censeur sévère des oeuvres les plus variées.
De même, il s'était tenu à l'écart des groupements littéraires sans médire d'aucun d'entre eux, parce qu'il se défiait des jalousies qui se font jour dans ces groupements où les écrivains probes et loyaux ne manquent pas, mais qui sont, par contre, encombrés de non-valeurs qui se précipitent, avec la fougue habituelle des ambitieux, à l'assaut des honneurs et des profits.
Il s'était éloigné de certains écrivains, dont le talent était indéniable, mais qui n'avaient pas craint de salir leur plume et d'empoisonner l'esprit de leurs contemporains en développant avec habileté, des thèses monstrueuses où le vice était en quelque sorte montré sous un aspect agréable, mais sans avoir rien de commun avec la vie réelle.
Il avait fui, de même, la compagnie de ceux qui, déplorablement imaginatifs, se complaisent à écrire des romans grotesques qui constituent une sorte d'aberration courante et très inquiétante, parce qu'elle obtient les suffrages et l'appui des Académies et la faveur d'un public dégénéré, érotique ou vicieux, en même temps qu'ignorant et bête.
Il avait laissé ceux-ci et ceux-là, à leur monde, à leurs intrigues, à leurs bassesses, à leurs honneurs frelatés, à leurs hochets, à leurs vanités, à leurs sottises et à leurs hypocrisies.
Souvent, Roger Danis avait souri en examinant la composition des jurys constitués pour attribuer des prix littéraires. Encore plus souvent il avait, en son for intérieur, blâmé le jugement sans appel de ces jurys prétentieux attribuant des prix à des oeuvres plus que médiocres, à des élucubrations sans valeur, à des rêveries sans consistance, à des thèses ridicules en contradiction avec tout le passé historique et scientifique, mais chose plus grave encore, contraires au bon sens le plus élémentaire.
Impassible, il était resté en tirailleur dans la grande armée des gens de lettres, en tirailleur en marge de l'armée régulière pliée, presque toujours, sous une fausse discipline, forcée de respecter non seulement des traditions surannées, mais très souvent des conventions stupides indignes de gens libres et intelligents.
Il avait préféré ce rôle d'isolé pour n'avoir pas à crier son dégoût, pour ne froisser personne, pour ne porter ombrage à qui que ce soit.
Avec une volonté tenace, un peu obstinée, il avait fui les cénacles littéraires pour n'avoir jamais à critiquer aucun écrivain et ainsi il croyait conserver sa liberté à l'abri de toute compromission, quelles que soient les circonstances.
Très juste, très franc, très conciliant, plein de mansuétude, il s'était toujours élevé contre les jaloux turbulents et inquiets, constamment occupés à saper par leurs calomnies les renommées acquises et méritées par quelques écrivains, poètes ou prosateurs, dont la vie privée n'était, hélas, ni exempte de vices, ni exempte de chutes et de fautes graves.
D'instinct, il méprisait les détracteurs systématiques, les chercheurs d'immondices, les négateurs du génie, les mauvais critiques incapables de rien créer mais qui, par contre, s'ingénient avec acharnement, à mettre en relief les tares morales des véritables créateurs, des véritables remueurs et semeurs d'idées servis par une intelligence subtile, merveilleuse, et dont le cerveau, récepteur sublime et parfait par éclairs fugitifs, créait d'admirables choses en marge de leur mentalité coutumière, à côté de leurs passions dégradantes, de leurs vices ou simplement de leur honnêteté plus ou moins imprécise. Il pensait, comme l'a écrit La Bruyère, que « tous ceux qui se mêlent d'écrire ne devraient être capables que d'émulation ». Les hommes ne se goûtent qu'à peine les uns les autres, n'ont qu'une faible pente à s’approuver réciproquement : action, conduite, pensée, expression, rien ne plaît, rien ne contente ; ils substituent à la place de ce qu'on leur récite, de ce qu on leur dit, ce qu'ils auraient fait eux-mêmes en pareille conjoncture, ce qu'ils penseraient ou ce qu ils écriraient sur un tel sujet, et ils sont si pleins de leurs idées qu'il n'y a plus de place pour celles d’autrui .
Peut-être, et c'était là son seul tort, n'avait-il pas pensé que la vie des littérateurs est faite d'incidents heureux ou malheureux, selon la chance ou les circonstances qui créent les élévations rapides, suivies parfois de chutes plus rapides encore.
Il n'avait pas assez songé aux succès factices et aux échecs immérités, à cette élévation aux nues et à cette chute aux abîmes où la plupart des lutteurs sont piétines parce qu'ils n'ont pas su garder leur équilibre.
Il avait cette vertu que l'on peut nommer la défiance du « moi », toujours un peu hypertrophié, mais il n'avait pas assez confiance dans sa destinée, confiance qui permet d'affronter tous les dangers sans en être jamais victime.
Néanmoins, il s'était grâce à cette tactique sauvegardée des amitiés traîtresses, des clans ridicules et féroces, des mercantis littéraires plus odieuse que des marchands d’esclaves, plus lâche que des loups. Il était resté lui-même, avec peut-être quelque naïveté pour tout ce qui touchait au monde, mais aussi avec sa grande honnêteté et sa foi sincère, profonde, dans le triomphe du Bien et du Beau, car, pour lui, il existait une tradition à laquelle tous les êtres humains pouvaient se rallier, la connaissance de la fin réelle, d'un retour à une spiritualité supérieure qui pouvait les mettre en communion intime avec Dieu, un Dieu bienfaisant, élevé au-dessus de toutes les religions.
Il était sûr que les écrivains ne peuvent mettre dans leurs écrits plus qu'ils ne possèdent et qu'il leur faut élargir, approfondir, enrichir leur vie s'ils veulent écrire beaucoup et bien. Les paroles et les écrits sont exactement le reflet de la vie. Si la vie d'un homme est vide, ses paroles seront vides et creuses, ses écrits insignifiants et sans effet. Il faut pour leur donner du poids, leur communiquer cette force de persuasion qui leur manque et vivre d'une vie plus haute, plus noble, afin que la puissance vienne.
On peut être un faiseur de livres, un auteur à succès, mais on ne peut être un écrivain véritable, un penseur, dans la belle acception du mot, sans avoir le cœur pur.
Roger Danis ne se faisait point illusion, cependant, car il savait que tout être qui dépasse la moyenne intelligence de ses contemporains se trouve bien souvent seul, et que cet isolement pouvait être parfois extrêmement douloureux. Il acceptait, placidement, d'être méconnu ou ridiculisé. Il lui suffisait de s'être dégagé des bourbiers terrestres pour porter son regard vers de vastes horizons, sûr qu'une heure viendrait où il aurait la récompense due à sa foi éclairée et à son labeur incessant.
Un jour, il lui était arrivé une singulière histoire. Recommandé par un littérateur connu qui lui avait trouvé du talent, il avait porté un manuscrit dans une grande maison d'édition de Paris et quelques semaines plus tard, après lecture de son oeuvre, on lui avait fait savoir qu'il serait édité et on le priait de passer à la direction pour signer le traité qui lui assurerait ses droits d'auteur.
Il avait été reçu par les deux directeurs littéraires de la maison d'édition et ces messieurs, un peu dédaigneusement, lui avaient fait connaître les conditions draconiennes du traité qu'ils avaient préparé.
Ces directeurs étaient bien connus sur la place. On louait hautement leur génie commercial et l'on citait, avec admiration, les bénéfices extraordinaires qui leur étaient accordés chaque mois sur les livres édités par la maison dont ils étaient devenus, on ne sait trop comment ni pourquoi, les directeurs soi-disant littéraires.
Ils accordaient à Roger Danis une somme infime pour son manuscrit, plus un droit insignifiant, dérisoire, par livre vendu au-dessus du premier mille. Ces messieurs touchaient un gros pourcentage sur ce même livre et ils paraissaient faire preuve de générosité en octroyant si peu à l'auteur.
Roger Danis avait lu attentivement le texte qui lui était ainsi soumis et très sérieusement il avait annoncé aux deux mercantis son désir de voir figurer, sur le traité, un pourcentage à prélever pour les pauvres sur les bénéfices qui pourraient être réalisés par l'éditeur et ses directeurs littéraires.
Un peu étonnés, voire un peu gênés, les deux mercantis avaient fait observer que ce n'était pas l'usage et que la firme dont ils surveillaient les intérêts ne pouvait amputer ainsi ses bénéfices.
Roger Danis avait alors repris son manuscrit en souriant et en saluant ironiquement les deux hommes littéralement médusés, il était parti en disant : « Je préfère ne pas être édité et ne pas remplir l'escarcelle de quelques profiteurs qui mènent la grande vie avec l'argent gagné par les véritables travailleurs. »
Quelques mois plus tard, il apprenait qu'un procès était engagé entre les deux hommes mécontents l'un de l'autre et il pouvait en même temps se faire une juste idée de leurs scandaleux bénéfices qui se chiffraient, chaque année, par des centaines de mille francs, atteignant et dépassant même le million.
Les bénéfices des éditeurs étaient prudemment laissés dans l'ombre mais on les devinait considérables.
Ecoeuré de la littérature et de ses pontifes, il s'était tourné vers une profession un peu obscure, mais qui lui paraissait cependant supportable. Il s'était fait correcteur d'imprimerie.
Mais il n'avait pas tardé à se rendre compte de l'incompréhension à peu près totale des patrons imprimeurs pour tout ce qui ressortait à l'intelligence ; de l'ignorance lamentable de la plupart des ouvriers, ne possédant qu'une instruction à peine élémentaire et avec quelques hommes égarés dans ce monde bigarré il subissait chaque jour la promiscuité désolante d'exploiteurs éhontés et la bêtise avilissante du milieu dans lequel il lui fallait vivre pour subsister.
Il n'est pas, en effet, de métier plus ingrat, plus mal rétribué, plus mal considéré que celui de correcteur d'imprimerie.
Dans la région parisienne, tout particulièrement, le correcteur d'imprimerie est un paria. Les directeurs d'imprimerie sont durs, méchants, injustes, malhonnêtes le plus souvent. Ils rançonnent sans pitié le client et l'ouvrier, sans aucun souci d'équité. La sottise dont ils font preuve, en toutes circonstances, n'a d'égale que leur insuffisance en toutes choses, jointe à leur immense orgueil.
La plupart des imprimeries parisiennes sont des foyers de pestilence où règne la tuberculose et où les rats innombrables trouvent un abri sûr. L'Inspection du Travail ne fait que de rares et courtes apparitions dans ces lieux impurs et presque toujours ses insignifiants représentants se contentent d'une courte visite aux maîtres imprimeurs, en leur serrant la main.
Ces politesses entretiennent sans doute l'amitié et plus certainement encore une affreuse routine, mais pendant ce temps-là un personnel intéressant s'intoxique et meurt. C'est une effroyable chose. Dans certaines grandes imprimeries où se font des journaux de droit, ô ironie, les ouvriers n'ont pas même de vestiaires suffisants, mais les directeurs ont un château dans quelque riante province et un bureau décent et soigneusement balayé. La vie et la santé des malheureux qui besognent dans ces maisons sinistres ne comptent pas, car il est extrêmement facile de remplacer la main-d'oeuvre, perpétuellement alimentée par les forçats de la faim.
Les correcteurs sont les plus sacrifiés par tout un clan de misérables patrons dont les ateliers sales et pouilleux sont le refuge de toutes les vermines, de toutes les poussières, de toutes les immondices possibles et il est impossible de trouver dans l'industrie, dans n'importe quel métier, des gens aussi peu soucieux de l'hygiène, de la santé et de la vie de leurs ouvriers. Les correcteurs sont toujours placés dans les coins les plus encombrés. Ils travaillent le plus souvent dans le bruit des machines linotypes et près des typos chargés de la mise en pages. Coups de marteau sur les formes, cris sauvages de quelques brutes, plaisanteries lourdes et stupides, les malheureux doivent corriger au milieu de ce vacarme assourdissant, dans une atmosphère lourde, empuantie par les vapeurs de plomb et le gaz qui s'échappent des creusets des linotypes, trop heureux s'ils n'ont pas une copie imbécile à lire et par-dessus le marché à rectifier. Ecritures illisibles, fautes de français et d'orthographe, mots impropres, termes baroques, style décousu, ridicule, etc., il leur faut tout supporter. Malheur à eux s'ils laissent passer une coquille, s'ils oublient de signaler une erreur du client toujours prêt à réclamer et que le patron obséquieux écoute avec complaisance.
Les correcteurs doivent tout subir. Méprisés des patrons qui les considèrent comme des intrus qui viennent augmenter les frais généraux, ils sont en outre le jouet des ouvriers ordinaires qui ne leur pardonnent pas leur érudition. Ils doivent courber l'échiné, ne jamais se plaindre, subir les pires avanies, accepter placidement tous les ennuis, toutes les sottises, toutes les méchancetés et lire sans s'arrêter, car il leur faut produire et donner leurs épreuves corrigées le plus rapidement possible, sans avoir une défaillance, sans cesser de travailler, sans aucune trêve. Le métier de correcteur est le plus triste des métiers, le plus fatigant des labeurs. Le cerveau, les yeux s'usent vite à ce travail ingrat et l'on pourrait rappeler l'anecdote suivante : Une jeune fille annonçait à une dame qu'elle était fiancée avec un correcteur. « Ah ! Ma pauvre, moi aussi j'ai épousé un correcteur, mais il est devenu fou, dit la dame en joignant les mains, je vous en prie, ne faites pas comme moi. »
Toutefois, il faut aussi reconnaître que la corporation des correcteurs d'imprimerie ne brille pas par les qualités qui doivent distinguer les véritables intellectuels.
Certes, il y a parmi eux des sujets de grande valeur, mais il y a également un ramassis de bohèmes et d'aventuriers venus de toutes les classes de la société.
Ajoutons que l'élément féminin, passif, léger et brouillon, est venu, depuis quelques années, surcharger une profession déjà très encombrée et nous aurons le tableau exact d'une corporation odieusement sacrifiée et abominablement exploitée par quelques cyniques malfaiteurs de la pensée.
Et puis, il faut aller voir, pour se faire une idée, une toute petite idée des imprimeries parisiennes, les ateliers des machines à imprimer, avec les rotatives qui, tout le long du jour et de la nuit, dégoulinent leurs feuilles ordurières. C'est plus terrible, bien sûr que d'être au milieu d'une forêt tropicale avec des gorilles.
Les conducteurs de machines, qu'ils disent, vocifèrent après les petits malheureux vicieux qui reçoivent la feuille, l'ordure toute pliée que l'on entasse sur des chariots pour la remettre, au dehors, à ceux qui se chargent de la vendre dans tout Paris, un Paris aussi puant et pourri que ces ignobles boîtes qui osent s'intituler « Imprimeries ».
« Imprimeries ». Quelle sinistre et cruelle plaisanterie ! Il faudrait voir surgir un nouveau Gutenberg pour rendre propre et remanier le matériel infernal et s'appuyer sur une justice pour faire mettre en prison toute la clique immonde, tous les bourgeois écoeurants, tous les bandits qui vivent effrontément de la sueur et du sang des forçats qu'ils emploient et exploitent.
L'Imprimerie, avec un grand I, est la digne alliée de l'Edition, avec un grand E.
Ah ! ces deux puissances sont bien soudées l'une à l'autre, à elles deux, elles savent admirablement s'entendre pour empoisonner le monde, aidées dans leur sale et sinistre besogne par la Presse, elle aussi avec un grand P ; la Presse de toutes les opinions: de droite, de gauche, d'ailleurs, de partout et de nulle part, la Presse gouvernementale payée par toute la racaille qui détient l'assiette au beurre, la Presse des voyous et des mondains, la Presse des curés et des anarchos, la Presse des commerçants et des voleurs, la Presse des patriotes et des antimilitaristes, la Presse des forbans et des policiers, la Presse écoeurante qui alimente l'Imprimerie.
L'Imprimerie, l'Edition, la Presse, sinistre et diabolique Trinité créée par la Finance où les voleurs sont rois, où grouillent comme des vipères hideusement enlacées au temps de leurs amours, toutes les fripouilles de la Terre, où se font et défont les plus odieux marchés, où se donnent rendez-vous les cyniques individus qui forment la haute et basse pègre de la société moderne en décomposition.
L'Imprimerie, pourtant, semble avoir parfois des cadres de direction assez reluisants. Il n'est pas rare de trouver quelques anciens élèves des grandes Ecoles Polytechnique, Centrale, etc., quelques ingénieurs qui n'hésitent pas à se mettre à la tête de grosses maisons.
Ces gens-là, très orgueilleux, très loin des ouvriers, fussent-ils des intellectuels, comme les correcteurs, méprisent profondément tout leur personnel et toute leur activité désordonnée et trépidante consiste à tirer de ceux qui ont le malheur de tomber sous leur coupe malfaisante, un travail purement mécanique et en série.
Ils sont les précurseurs néfastes, éhontés et maladroits d'une taylorisation outrancière dont ils seront, d'ailleurs, un jour les victimes, car ils sont, en réalité, leurs propres fossoyeurs et creusent un peu plus, chaque jour, leur tombe. Mais cela ne les empêche pas de mendier les honneurs. Nous avons vu, tout récemment, un directeur d'imprimerie parisienne demander la Légion d'honneur en prenant soin de faire signer sa demande par tous ses chefs de service. Il faut tout de même penser que la Chancellerie de la Légion d'honneur ne tient pas compte, pour l'honneur de la Légion d'honneur, de pareilles pétitions qui sont un défi au bon sens et à l'honnêteté .
Roger Danis avait eu la possibilité d'étudier de près les différents types patronaux et ouvriers et pour les uns, comme pour les autres, il avait conservé un dégoût qu'il arrivait difficilement à contenir.
Bassesse en haut, bassesse en bas. Les extrêmes se touchaient et il assistait chaque jour, impuissant ou presque, à l'avilissement toujours plus grand des uns et des autres, à part quelques exceptions très rares qui confirmaient la règle générale et ne servaient qu'à la mettre plus franchement en relief.
Chose singulière, Roger Danis et André de Rhodal, en apparence si dissemblables, s'étaient liés d'une étroite amitié susceptible de résister à tous les chocs.


III

Un jour, dans les tranchées de la Somme, ils avaient fait connaissance, au cours d'un bombardement intense qui semait la mort et la destruction autour d'eux.
Réfugiés tous les deux dans un abri souterrain, en attendant la fin du tir de destruction, ils s'étaient mis à causer et paradoxe, pour ainsi dire incompréhensible, sous la mitraille, sous les obus de gros calibre susceptibles d'effondrer complètement la sape où ils étaient, André et Roger avaient devisé sur la gaîté, la gaîté saine sans laquelle la vie de tous les hommes serait un continuel supplice, la gaîté qui délasse et qui aide, parfois bien souvent, à supporter tous les maux.
Roger Danis, tranquillement, comme dans un salon ou dans un appartement très confortable, avait entrepris de convaincre André de Rhodal que la gaîté était nécessaire à tout être humain.
Un peu gouailleur, mais peu à peu intéressé, André de Rhodal avait pris un singulier plaisir à écouter les théories de son camarade, son égal, somme toute, dans la tourmente qui sévissait.
« Vois-tu, mon vieux, disait Roger, la gaîté est une agréable fleur jamais fanée qui brille de tout son éclat, un peu partout, dans les douces provinces de la France. Elle cache parfois sous son rire et sa grâce toujours jeunes, des vérités essentielles que les hommes n'accepteraient que bien difficilement et peut-être même repousseraient tout à fait, si elles leur étaient dites d'un ton trop doctoral.
Grâce à cette saine gaîté, ennemie des funèbres sermons, il est possible de donner à la Vérité sortant du puits le gentil et coquet manteau qui ne lui fera rien perdre de ses charmes et de son éternelle jeunesse.
Sous le sel de ses gauloiseries on peut retrouver le discret parfum de la vraie beauté unie à la logique pour bien guider la vie des hommes vers plus de joie et de bonheur.
Sous les ciels bleus, sous les ciels gris et brumeux, sous les ciels neigeux d'hiver comme sous les ciels purs des matins printaniers et des chaudes journées d'été, la gaîté doit se montrer pour délasser l’âme attristée trop souvent par les inutiles misères, les sarcasmes, les grossièretés des rustres, les méchancetés froides et les ironies mesquines des sots, l'orgueil parfois de quelques-uns, les injustices, leurs dédains et leur fatuité, enfin pour supporter les lamentables drames de la vie trépidante de notre modernisme affolant.
Et peut-être que « vivre sa vie » ne comporte qu'une juste mesure dans l'accomplissement des devoirs qui incombent aux êtres humains sans s'écarter de la joie et sans pratiquer cette funeste politique des extrêmes dans le plaisir comme dans les affaires.
Vivre et sourire, chanter et danser au son des musettes et des tambourins sur l'herbe et la mousse épaisses, n'est point débauche, mais moult repos de l'esprit.
C'est un hymne de remerciement au Ciel clément, car la joie ne peut s'enfermer constamment entre les murs étroits des cellules monastiques ou sous les voûtes froides des temples ténébreux. Quand Dieu habite dans le coeur de l'homme, les temples de pierre deviennent inutiles. Quand l'âme sera divinisée, les religions devront disparaître .
Il faut à cette gentille déesse une demeure plus belle et plus vaste que les édifices de pierre bâtis par la main des hommes. Il lui faut la grâce et la joliesse des beaux et vastes horizons, la douceur des légères brises parfumées qui font frissonner les verts feuillages, la lumière chaude et dorée du soleil glorieux et les rires joyeux, frais et perlés, de la turbulente jeunesse.
Le vrai philosophe doit s'efforcer de ramener la gaîté sur les visages trop austères et graver en même temps dans l'esprit, réveillé du lourd sommeil de l'ennui, des vérités très simples, très faciles et que l'être humain est trop porté à méconnaître au milieu des bruyantes hypocrisies des sociétés modernes.
L'optimisme est un sentiment pour ainsi dire religieux qui donne au caractère une teinte d'altruisme. C'est pourquoi, disait Roger Danis, je crois au développement de la fraternité universelle dans un avenir relativement rapproché, fraternité réelle qui ne fera aucune distinction de croyance, de couleur, ou de nationalité.
En toutes circonstances, la crainte empêche les êtres humains de prendre une part active dans la vie universelle. Les personnes craintives voient des calamités là où il n'y en a pas et au lieu de produire un courant générateur qui stimule l'action, chaque pensée de crainte forme un contre-courant qui amène peu à peu l'inertie, voire une paralysie complète de l'activité cérébrale. »

André de Rhodal ne devait jamais oublier les paroles de Roger Danis, prononcées au moment même où se faisait sentir toute l'horreur de la plus affreuse des guerres.
A partir de ce jour, le sceptique, le viveur, l'homme du monde qu'était André, s'était senti touché au coeur par la grâce aimable de son camarade dont il avait fait son ami. Il lui avait su gré d'avoir créé pour lui une image agréable et douce à côté de laquelle il lui était possible d'aborder les questions philosophiques les plus complexes dont, jusqu'ici, il n'avait jamais voulu entendre parler, parce que ceux qui avaient tenté d'attirer son attention et forcé son raisonnement s'étaient entourés d'une sorte de froideur et d'austérité encore augmentées par la rigidité de textes souvent obscurs et mal interprétés.
Bien des fois les deux hommes avaient ainsi causé et grâce à ces entretiens que Roger Danis amenait toujours sur les choses philosophiques, André de Rhodal sentait sourdre en lui une curiosité pour les choses de l'esprit, curiosité qu'il n'avait jamais connue encore et qui parfois l'étonnait jusqu'à le rendre soucieux.
Le négateur d'antan, le révolté, l'amoral, l'areligieux, était peu à peu devenu un penseur réfléchi, un curieux des choses de l'occulte, un homme raisonnable animé du désir ardent et très sincère de rechercher la Vérité et de se documenter consciencieusement sur l'origine des causes dont les effets lui devenaient sensibles pour ainsi dire journellement.
Ce qu'il n'avait accepté d'aucun maître, d'aucun théologien, d'aucun savant, d'aucun rhétoricien, il l'acceptait de l'humble ami dont il admirait le savoir et la logique et tout doucement il arrivait à découvrir des vérités qui lui étaient restées cachées et qui, grâce aux enseignements de son ami, apparaissaient lumineusement devant ses yeux désormais ouverts à la vraie lumière de l'Esprit.
« Si nous sortons vivants de la tourmente, je me réserve de te guider et de te montrer des choses intéressantes, lui disait Roger Danis et ton scepticisme fondra comme la neige sous un soleil un peu chaud qui a percé soudainement les nuages. »
André de Rhodal souriait, toujours un peu incrédule, mais il se montrait de plus en plus intéressé au fur et à mesure que se poursuivaient les entretiens familiers, plaisants et agréables entre son ami et lui.
Il y a, de par le monde, des philosophes austères et tristes, des censeurs rigoristes, des savants ennuyeux qui se figurent que la tristesse doit être à la base de toutes les discussions philosophiques et de tous les problèmes sociaux tout en affirmant que l'austérité et le rigorisme presque absolus sont des vertus sans lesquelles rien ne peut être édifié solidement. L’on peut faire ce reproche à l'héroïque vertu des grands hommes, qu'elle a corrompu l'éloquence, ou du moins amolli le style de la plupart des prédications ; au lieu de s'unir seulement avec les peuples pour bénir le Ciel de si rares présents qui en sont venus ; ils ont entré en société avec les auteurs et les poètes, et, devenus comme eux panégyristes, ils ont enchéri sur les épîtres dédicatoires, sur les stances et sur les prologues ; ils ont changé la parole sainte en un tissu de louanges, justes à la vérité, mais mal placées, intéressées, que personne n'exige d'eux et qui ne conviennent point à leur caractère. On est heureux si, à l'occasion du héros qu'ils célèbrent jusque dans le sanctuaire, ils disent un mot de Dieu et du mystère qu'ils devraient prêcher. Il s'en est trouvé quelques uns qui, ayant assujetti, le Saint Evangile, qui doit être commun à tous, à la présence d'un seul auditeur, se sont vus déconcertés par des hasards qui les retenaient ailleurs, n'ont pu prononcer devant des chrétiens un discours qui n'était pas fait pour eux, et ont été suppléés par d'autres orateurs qui n'ont eu le temps que de louer Dieu dans un sermon précipité . D'autres, par intérêt se font les défenseurs de théories plus ou moins scientifiques ou plus ou moins morales et justifient ce qu'a dit Massillon, dans un de ses célèbres sermons.
« On aime le devoir et l'équité lorsqu'il est utile et glorieux de se déclarer pour eux, qu'on peut compter sur les suffrages publics, que notre fermeté va nous donner en spectacle au monde, et que nous devenons plus grands aux yeux des hommes par la défense héroïque de la vérité que nous ne l'aurions été par la dissimulation et la souplesse, nous cherchons la gloire et les applaudissements dans le devoir et presque toujours c'est la vanité qui donne des défenseurs à la Vérité. »
André de Rhodal avait rencontré beaucoup d'hommes de ce genre au cours de ses voyages et jamais il n'avait pu se décider à discuter avec eux ou examiner les théories, parfois séduisantes qu'ils essayaient de justifier devant leurs auditeurs.
Au milieu du désarroi général causé par une guerre si longue, les deux amis par leurs conversations étaient arrivés, tout naturellement, à trouver une solution raisonnable à certains problèmes insolubles pour les autres hommes qui n'avaient point la ressource, comme eux, de faire abstraction des choses matérielles afin de mieux comprendre les choses de l'Esprit.
Très documenté sur l'Occultisme, Roger Danis avait exposé, à son ami tout ce qu'il est nécessaire de savoir pour se faire une idée exacte de cette science très réelle qui reste à la base même du savoir universel dans toutes les branches possibles accessibles au genre humain. L’occultisme existe indéniablement, non seulement en tant que science, avec ses lois théoriques, mais encore en tant que science expérimentale s'étayant sur des phénomènes que l'on peut reproduire à volonté.
Dans cet ordre d'idées, trois hommes de science, trois investigateurs du Mystère, trois découvreurs de génie ont ouvert, aux chercheurs qui suivent leurs traces, des voies encore presque inexplorées, mais qui doivent conduire, dans l'avenir, quiconque s'y engagera, vers des horizons de lumière et de fécondité...
Ces trois hommes ont été le Docteur G. Encausse , le Docteur H. Baraduc et surtout le Colonel A. de Rochas d'Aiglun, ancien administrateur de l'Ecole Polytechnique.
Le premier a étudié et expérimenté les procédés pour soumettre certaines énergies cosmiques, physiques ou extrahumaines à des forces purement humaines, mais hyper dynamisées. Le deuxième a consacré sa vie à des tentatives répétées et continues pour pénétrer le secret des mystères par la photographie de l'invisible. Et le troisième, enfin, nous a révélé, dans l'être humain, des possibilités d'ordre supérieur et jusqu'à lui insoupçonnées . Sans être un mystique, dans toute l'acception du mot, Roger Danis possédait une érudition merveilleuse, il aurait pu passer pour un Initié si sa grande modestie ne l'avait préservé de l'orgueil. Il avouait très simplement n'être qu'un chercheur de bonne volonté et il s'efforçait de coordonner ses efforts patients pour découvrir quelque chose de profitable à l'humanité.
Nulle ambition ne l'avait jamais effleuré, aucun désir de briller parmi les hommes ne l'avait poussé à élever la voix, à se glisser dans quelques sociétés secrètes, comme l'on dit habituellement, pour imposer sa manière de voir.
Il aurait pu, cependant, être un guide éclairé pour ceux qui sont dans les ténèbres, un Maître pour les ignorants, mais il s'instruisait toujours, attendant avec une patience inlassable l'heure où les forces spirituelles le pousseraient en avant parce qu'il serait jugé digne de conduire les hommes vers la Vérité.
Et voici qu'il avait trouvé un premier disciple, un homme qui, malgré ses défauts, malgré ses tares, était susceptible de le comprendre et aussi de profiter de son enseignement.
Il sentait qu'il pouvait régénérer cet homme, ce viveur, le guider vers le Sentier, lui faire franchir le premier portique de la Science véritable, lui donner la possibilité de comprendre les symboles cachés sous les formes matérielles, lui faire partager cet esprit de sagesse qui explique, les uns après les autres, les mystères divins, lui donner enfin la connaissance parfaite du rôle de l'humanité en expliquant sa nature et son rôle dans le temps éternel.
On découvre, disait-il à André, de la grandeur jusque dans la misère. Dès que l'on peut sentir en soi la possibilité de s'exprimer pleinement, de traduire ses rêves et ses désirs, de voir surgir la bonté, on connaît des heures d'exaltation dont chacune suffit à consoler d'une vie de douleurs et des promiscuités désolantes que l'on subit du haut en bas de l'échelle sociale.
Dégager sa personnalité, la préserver, la sauver des embûches quotidiennes, remporter de grandes victoires sur soi-même et s'exalter toujours davantage pour le triomphe d'une idée généreuse, c'est peut-être cela qui s'appelle vivre réellement et celui qui peut arriver à faire ainsi, se trouve du même coup avoir franchi une route difficile qui lui facilite l'accès du domaine merveilleux et sans fin de la sagesse et de la clarté divines.
Les penseurs, les philosophes, les artistes, les écrivains, passent toujours par de rudes chemins. Certes, ils abandonnent en route bien des illusions et parfois ils sont presque étouffés sous le poids de leurs rêves blessés, mais au fond de leur âme se dresse toujours cette confiance que la vie finit par justifier. Et finalement, ce sont eux les grands vainqueurs du monde qui les a d'abord honnis, de leurs familles qui les ont avilis, méprisés et condamnés souvent aux plus dures souffrances : à la misère, à la faim, au désespoir, jusqu'au jour où par un magnifique sursaut de leur volonté disciplinée et supérieure, ils se lèvent pour se révéler des Maîtres incontestés avec leurs oeuvres géniales et leurs théories bienfaisantes qui s'imposent définitivement à la masse des êtres humains trop heureux alors de les imiter, de les copier, de les encenser et de les suivre presque servilement. Tout le monde s'élève contre un homme qui entre en réputation ; à peine ceux qu'il croit ses amis lui pardonnent-ils un mérite naissant et une première vogue qui semble l'associer à la gloire dont ils sont déjà en possession : l'on ne se rend qu'à l'extrémité, et après que le prince s'est déclaré par les récompenses ; tous alors se rapprochent de lui, et de ce jour-là seulement il prend son rang d'homme de mérite .
Un des premiers efforts de Roger Danis avait été de combattre les idées areligieuses de son ami. Tout doucement, sans le heurter, il lui avait parlé des êtres supérieurs, des génies qui avaient paru sur la Terre au cours des siècles. Il avait insisté, tout particulièrement sur la personnalité du Christ et éloquemment démontré que bien des sophistes, de mauvais interprétateurs avaient recouvert d'ombre la doctrine christique et que l'on avait peine à la reconnaître sous la couche épaisse des brouillards accumulés par les sectarismes religieux et laïques.
Il avait insisté sur l'utilité de la remettre en pleine lumière, de la dégager enfin des obscurités sous laquelle, trop souvent, elle paraît ensevelie.
Il avait démontré que les tyrannies dogmatiques des religions n'avaient de puissance que par suite de la négligence et de la paresse d'esprit des êtres humains incapables, pour la plupart, de réagir contre les idées fausses accumulées par ces sectarismes.
Il avait affirmé à André de Rhodal que combattre cette paresse, faire place au jugement, à la logique, au bon sens, appuyés sur des réalités historiques retrouvées peu à peu sous les cendres du passé, c'était faire oeuvre profitable pour tous les hommes et les élever sûrement vers la sagesse véritable qui pourrait leur devenir plus accessible au fur et à mesure qu'elle s'appuierait sur des expériences dont la technique avait été jadis connue et perdue par suite de l'orgueil et de la méchanceté des hommes.
Pour lui, la doctrine christique comportait deux cycles, car il estimait que les Eglises chrétiennes ne devaient être considérées, historiquement parlant, que comme des exotérismes du Christianisme. Elles constituaient les produits ethniques qui dérivaient de l'expansion primitive de l'idée christique.
La sagesse christique initiale lui apparaissait voilée par les manifestations successives de l'esprit humain et des faits résultant de la nature sociale des choses.
En observateur attentif qui sait regarder le monde d'une certaine altitude de raison, il sentait que la véritable doctrine devait être dégagée des interprétations surannées et que l'être humain devait être familiarisé avec les méthodes de l'Esprit seules susceptibles de faciliter l'accès à la vraie Science.
Mais les deux cycles de la doctrine christique comportaient eux-mêmes deux divisions maîtresses étroitement dépendantes l'une de l'autre : la prédication publique et la métaphysique initiatique, cette dernière appuyée sur une foi raisonnée et scientifique rejetant toutes les obscurités où la pensée religieuse s'était voilée pendant près de deux millénaires.
Roger Danis affirmait que la véritable révélation de la doctrine initiatique de Jésus ne constituait point une lutte religieuse, mais tout simplement un acheminement vers la Vérité réelle et un progrès scientifique et moral considérable.
Observateur consciencieux, le jeune homme avait maintes fois constaté l'ardent désir des hommes de son époque, de déterminer d'une façon précise, par des méthodes purement scientifiques, la réalité objective de certains phénomènes supra normaux rapportés dans les documents religieux et imputés au Christ et à ses premiers disciples.
Mais il savait aussi que l'Eglise catholique romaine avait toujours été sans pitié pour la pensée libre et qu'elle avait poursuivi d'une inextinguible haine tous ceux qui avaient osé élever la voix en faveur des hardis pionniers désireux de secouer le joug sous lequel gémissait le monde chrétien.
Point de pitié ni de grâce ! Oeuvres philosophiques, oeuvres littéraires, œuvres scientifiques, oeuvres théologiques, oeuvres historiques, oeuvres de controverse, tout avait été détruit systématiquement par l'Eglise catholique romaine. Des bibliothèques entières avaient disparu dans de vastes incendies sciemment allumés ; des prélats, des moines, sur l'ordre de la Papauté avaient expurgé de certains ouvrages des textes compromettants pour l'Eglise. Il ne faut pas oublier que les ouvrages de littérature et de science de l'Antiquité ont subi des vicissitudes auxquelles ne sont pas exposés les livres modernes après la découverte de l'imprimerie. Par cette découverte, le texte de l'auteur est immédiatement reproduit à des milliers d'exemplaires absolument uniformes puisque chacun est produit simultanément avec tous les autres, par un mécanisme automatique et impersonnel. Sortie des tresses, l'oeuvre est, de ce chef, stabilisée. Pour y introduire des suppléments ou des modifications il faut une nouvelle édition du consentement de l’auteur ou de ses ayants droits.
Antérieurement, il n'en était pas ainsi. Les textes étaient à la merci des copistes, au travail très lent donnant peu d'exemplaires, et, ce qui est pire, un travail personnel c'est-à-dire susceptible de fautes par embrouillement de phrases, par surajoutassions de morceaux inauthentiques introduits pour tel ou tel motif, ou enfin de mutilations plus ou moins intéressées .
Il savait que cette réaction exterminatrice éclatait partout, non seulement dans les ruines d'Ephèse, de Delphes, d'Athènes, d'Alexandrie, mais dans les écrits des Pères de l'Eglise et dans les actes des Conciles. Il connaissait le passage où saint Jérôme gourmande amèrement ceux qui, au lieu de lire la Bible et l'Evangile, lisent Virgile. Il déplorait le sort de la bibliothèque d'Alexandrie, incendiée dans un feu de six mois par l'ordre du patriarche Théophile qui ne laissa presque rien â faire à Omar qui devait cependant continuer la destruction et faire périr jusqu'aux ruines.
Il avait appris que les prêtres de l'Eglise catholique romaine avaient eu assez d'influence sur les empereurs d'Orient pour les engager à brûler les ouvrages de plusieurs anciens poètes grecs, et qu'ainsi avaient été anéanties les comédies de Ménandre, les poésies lyriques de Sapho, de Corinne, d'Alcée.
Bien mieux, la Bible sur les textes de laquelle est fondé le Christianisme, la Bible avait subi le sort commun. Torquemada, inquisiteur général de la Castille, sous le pontificat de Sixte IV, dans le même temps qu'il brûlait à Salamanque six mille volumes de littérature orientale, sous le prétexte qu'ils enseignaient le Judaïsme, recherchait aussi et détruisait toutes les bibles écrites en hébreu, qui lui tombèrent entre les mains.
Ce n'est pas l'Eglise romaine, oublieuse des enseignements du Christ, qui établira le règne de la justice, de l'harmonie sur la Terre. Elle ne le peut pas. Ses principes, son dogme s'y opposent. Il n'est pas de justice possible sans liberté.
Or, l'Eglise confisquera toujours la liberté, parce qu'elle n'admettra jamais qu'on discute ses décisions.
L'Eglise peut paraître adopter certaines revendications, mais quand l'heure tant attendue vient à sonner on s'aperçoit soudain que l'on a travaillé pour son seul profit. Sa puissance agrandie, c'est le fanatisme ressuscité et le bâillon sur les consciences. Malheur à ceux qui ne se garderont de l'Eglise romaine, ils seront piétinés. L'Eglise romaine ne pardonne pas.
La religion romaine est une déviation de la pensée du christianisme, une difformité imposée à la morale pure et lumineuse promulguée à différentes époques. Ce qu'on nomme les sectes, les hérésies sans cesse renaissantes, ne sont que les protestations énergiques et renouvelées contre le culte déformé, sans logique, sans idéal et ne pouvant fonder autre chose que des sociétés hypocrites, qu'un état social sans base, sans certitude, sans fixité, un état social où la force prime tout, où la puissance est maîtresse de tout.
C'est la perversité humaine qui a donné naissance au prêtre et son ignorance qui l'a soutenu. Quoi d'étonnant qu'il ait prospéré dans tous les temps et sous tous les régimes ?
Patient et persévérant, le prêtre a enlacé le monde dans un réseau dont il est difficile de sortir. La vraie religion, la religion naturelle était un lien unissant les hommes en un faisceau et les élevant par une pensée et une croyance communes, en un seul esprit vers le Créateur ; elle n'avait ni culte ni autels publics. Chacun était prêtre et le sacrifice était le progrès de l'homme par le perfectionnement de son esprit.
A l'heure actuelle, au contraire, et surtout après la guerre, affirmait Roger Danis, la politique pontificale aura partie liée avec les dictatures qui s'établissent dès à présent dans le monde pour un nouveau mode d'être de l'Humanité qui sera celui de l'automatisme de l'individu dans l'absorption de l'Etat total, un nouveau mode d'être qui est la fin de la pensée libre, de la parole sincère, de l'initiative fructueuse, du droit de l'homme et du citoyen. Cette position politique de la Cour romaine est logiquement opposée à celle des nations libres et ceci explique bien des choses incompréhensibles aux bonnes âmes, mais trop compréhensibles aux arrivistes et aux tartufes de tous les pays.
L'Eglise romaine puise à pleines mains dans une réserve de haine séculaire pour la faire servir à son triomphe et à l'affermissement de son sectarisme dominateur.
Pourtant, elle tremble sur ses bases, car peu à peu la vérité se fait jour.
L'ignominie de ses dirigeants, les crimes de ses pontifes commencent à être connus. L'ombre sinistre des papes tels que Jean VIII, Jean X, Etienne VIII, Etienne IX, Jean XII, Benoît V, Benoît VII, Benoît IX, Alexandre VI et d'autres encore, pèse d'un poids mortel sur toute la structure de l'Eglise romaine qui va vers la ruine et la mort. Son orgueilleuse formule : « Hors de moi, point de salut » se retournera contre elle et le monde, un jour, sera délivré de ses hypocrisies et de ses turpitudes. Il ne s'agit point ici de se dresser en adversaire irréductible de l'Eglise catholique romaine, il s'agit seulement de réparer les erreurs, les fautes, les crimes qu'elle a accumulés au cours des siècles.
Très habillement d'abord, sans supprimer les anciennes fêtes du paganisme, l'Eglise romaine à essayé de les adapter aux idées chrétiennes, malheureusement, elle a dépassé le but bienfaisant qu'elle voulait ainsi atteindre, peu à peu elle est arrivée à se cantonner dans une mystique étroite qui a recouvert d'un sombre voile des vérités déjà difficiles à enseigner et à faire comprendre et qui maintenant restent lettre morte pour une grande partie des êtres humains.
Quels sont ceux qui savent aujourd'hui que la Vierge Marie n'est qu'une réminiscence de l'antique Maïa, d'Isis, de Déméter, de Cybèle et autres divinités maternelles des Mystères que comportaient les antiques religions.
La lamentable et terrible erreur de l'orgueilleuse Eglise romaine a été et reste encore d'être figée dans l'étroitesse de dogmes qu'elle a déclarés intangibles, alors que le véritable enseignement du divin est une constante adaptation aux découvertes de la Science qui peut, qui doit retrouver dans les enseignements du Christ la force bienfaisante pour triompher du Mal qui semble prédominer à certaines époques.
L'Eglise catholique romaine n'a pas répondu à la pensée et à l'esprit du Christ.
Elle a sombré dans une sorte d'idolâtrie qui est la négation même de toute spiritualité. Elle n'a pas su continuer l'oeuvre du Maître. Elle a manqué d'amour et elle déclinera jusqu'au moment où des hommes clairvoyants retrouveront en eux-mêmes la Voie rédemptrice pour réconcilier tous les hommes sur la Terre entière.
Ce jour merveilleux viendra car la loi de Dieu doit être accomplie, mais il faut pour cela que les préceptes christiques soient remis en lumière et dépouillés définitivement de l'idolâtrie maléfique que des sectes maladroites ont instaurée en déformant la Vérité.
Il n'y a pas de « Credo intangible » parce que les découvertes doivent succéder aux découvertes et que la Vérité comporte d'innombrables modalités dans le Temps et l'Espace .
Les explications très précises de Roger Danis, avait convaincu André de Rhodal que la Vérité religieuse et scientifique n'était pas insaisissable et qu'il était, au contraire, facile de la préciser et de lui assurer une base solide grâce à l'expérimentation.
Toutefois si le sceptique, le négateur qu'avait été André de Rhodal était arrivé à une compréhension parfaite des théories émises par son ami, il attendait la confirmation de ces théories par cette expérimentation réellement positive qui viendrait en montrer l'objectivité, la force et la valeur.
Mais les deux amis, au milieu des tracas de leur vie militaire, n'avaient aucune possibilité de se livrer à une expérimentation quelconque, ils étaient forcés de suivre les événements tragiques qui se déroulaient chaque jour, avec seulement l'espoir de voir arriver le terme de la sanglante épopée dont ils étaient à la fois les acteurs et les victimes.
Et c'est pour cette raison qu'André de Rhodal, malgré l'intérêt et la compréhension éveillés en lui, doutait encore de la possibilité d'arriver à pénétrer le secret des lois occultes que son ami lui expliquait.
Il avait eu, même, un certain effarement quand il avait entendu, un jour, Roger Danis formuler ce qu'il appelait le secret relatif du Cosmos et il l'avait prié de lui transcrire très soigneusement la formule émise et tous les jours il la relisait, demandant explications sur explications sans pouvoir démêler exactement la part de vérité qu'elle lui semblait faire apparaître à son intelligence curieuse, mais encore insuffisamment développée.
Ce secret relatif du Cosmos avait été défini de la manière suivante, par Roger Danis :
« La vie matérielle de tous les êtres vivants est une succession constante d'états dérivant les uns des autres et se présentant, dans le temps et l'espace, sous des modalités diversifiées à l'infini mais cependant régies par une loi unique, cause première effective et directe de la vie même.
Toute évocation puissante et précise faite dans le but de reproduire un état matériel aboli doit, nécessairement, replacer les êtres disparus ou même vivants, terrestrement parlant, dans le cadre où ils ont vécus antérieurement et reproduire, pendant un temps très court, l'image exacte, les sensations propres à chacun d'eux, voire la tangibilité complète, le temps et l'espace se trouvant en quelque sorte momentanément abolis ou plutôt ramenés à une mesure relative et conventionnelle, rigoureusement réglée par la volonté supérieure de l'Esprit, créateur unique de la matière, qui lui est, de ce fait, forcément et éternellement subordonnée. »
La définition ainsi donnée était, en somme, la confirmation de l'adage ancien : « Mens agitât molem ». L'Esprit meut la masse.
Toutefois la formule de Roger Danis affirmait, d'autre part, les pouvoirs supérieurs de l'Etre humain, sa participation directe à la Vie universelle ; elle le dressait si haut qu'elle en faisait une sorte de dieu susceptible d'exercer son pouvoir d'une façon profonde et durable. Elle impliquait la possibilité d'utiliser les forces éparses dans la Nature et d'en assurer un contrôle absolu.
Toute pensée, tout acte écoulé ne pouvaient être perdus, ils devaient se retrouver et servir à une force bonne ou mauvaise. Il appartenait seulement à l'être supérieur de retrouver par sa science du Bien ou du Mal, la force initiale et de l'employer à son gré.
Celui qui a une compréhension intelligente des lois de la vie supérieure peut hâter son développement spirituel et faire plus de progrès en une année qu'un autre pendant toute sa vie. Il peut acquérir en un jour, et même en une heure, ce que d'autres n'acquerront qu'en plusieurs années.
Nous créons nous-mêmes notre enfer et notre ciel, et le seul ciel ou le seul enfer où nous vivrons jamais sera celui dont nous aurons été les propres artisans.
L'ordre règne dans tout l'Univers, mais nous en pervertissons les lois et en détruisons l'harmonie dans nos vies et ce que nous appelons le Mal est le résultat de cette violation de la loi. Roger Danis rappelait aussi les paroles d’Héraclite : « La vie et la mort, la veille et le sommeil, la jeunesse et la vieillesse sont la même chose. L'un se change en l'autre et l'autre redevient le premier. »
Cette sentence, ajoutait Roger Danis, exprime l'absolue conviction que notre personnalité inférieure n'est qu'une vaine apparence.
André de Rhodal avait encore un semblant de révolte quand son ami lui expliquait ces choses et il lui arrivait de répliquer un peu brusquement : « Tant qu'une expérimentation rigoureuse ne m'aura pas éclairé sur ces mystères, il ne me sera pas possible de croire à la vertu des paroles, au triomphe de l'Idée et surtout à la perfectibilité de l'âme humaine. Jusque-là, je suis porté à croire que la Nature reproduit invariablement les mêmes formes avec de légères variantes, plus apparentes que réelles, les mêmes bêtes affamées et féroces, les mêmes brutes sanguinaires, les mêmes humanités vaniteuses et grossières, toujours occupées à bâtir une impossible « Babel » dressée vers un ciel qui se dérobe.
Et puis vraiment, dois-je croire aussi à ces possibilités de pénétrer les mystères de la Création au moyen d'une science qui m'attire et me repousse en même temps. Car qu'est-ce exactement que l'occultisme et les occultistes ? »
A cette question et devant les hésitations de son ami, Roger Danis avait répété la définition donnée sur l'Occultisme, en 1912, par le Docteur Marc Haven : l'occultisme n'est ni une doctrine précise, ni une secte homogène, c'est un groupe fictif, où se rencontrent des esprits de toute espèce, depuis le plus lourd positiviste jusqu'au plus subtil mystique ; beaucoup d'ignorants, vaniteux de quelques lectures incomprises, quelques ambitieux, un petit nombre de savants à qui le tourment de l'unité ne laisse pas de repos, vrais juifs errants du savoir, et plus rares encore, quelques êtres de bonne volonté, les meilleurs qui cherchent là, comme ils le feraient ailleurs, un travail utile à faire pour Dieu et pour les hommes.
D'autre part, affirmait encore Roger Danis, des esprits distingués de notre temps sont imbus de ce préjugé que la Science ne remonte qu'à l'ère moderne.
On dirait, d'après eux, que l'homme n'est devenu raisonnable qu'à partir de la Renaissance et surtout du XIXe siècle. Avant cette époque, il est en effet admis que la méthode scientifique n'existait pas et que les découvertes, s'il y en eut, furent dues au hasard des méthodes empiriques.
Or, si l'on considère le degré de culture des civilisations antiques, on est obligé d'admettre que les hommes de ces temps reculés avaient atteint aussi bien et, dans certains cas, beaucoup mieux que nos modernes savants, la Vérité et les secrets nombreux de ses modalités diversifiées à l'infini.
L'Occultisme est donc un ensemble de théories, de pratiques et de voies de réalisation puisées dans la Science de toutes les époques, puisqu'il a eu, de tous temps, ses méthodes, ses procédés de diffusion et d'enseignement personnels.
L'Occultisme cherche à s'élever jusqu'à l'étude de la partie invisible de la Nature et de l'Homme. Il divise ses recherches en deux catégories bien distinctes :
1° Une partie, très restreinte qui peut être facilement mise à la portée des intelligences les plus rudimentaires ;
2° une partie très élevée, théoriquement difficile et qui n'est réservée qu'aux initiés proprement dits, afin de constituer un ensemble supérieur et distinct du premier.
D’ailleurs, les centres d'enseignement occultistes, ne confient cet enseignement supérieur qu’à des adeptes éprouvés et capables de ne jamais employer pour le Mal les connaissances qu'ils ont pu acquérir.
L’Occultisme véritablement supérieur comporte donc un clan scientifique très spécial et en dehors des Universités. Ses membres, peu connus, mais étroitement reliés les uns avec les autres, forment dans les différents pays du monde, des fraternités occultistes d'initiation très fermées aux intrus, aux orgueilleux, aux ignorants, si nombreux sur la Terre.
L'Occultisme est un système philosophique complet et il doit être étudié dans ses diverses parties qui sont : la Psychologie, la Métaphysique, la Logique, la Morale, l'Esthétique, la Théodicée, la Sociologie et diverses autres applications théoriques.
Mais le premier et le plus important problème est celui des rapports du principe spirituel avec le principe matériel, autrement dit le rapport de l'âme avec le corps. Pour les occultistes, l'être humain est constitué par trois principes :
1° le corps physique, considéré seulement comme le produit et le support des autres éléments ;
2° le corps astral, doublement polarisé et qui unit l'inférieur physique, au supérieur, au spirituel ; 3° l'Esprit immortel.

Les occultistes n'ont, à aucun moment, variés dans cette définition. Les anciens Egyptiens décrivaient les propriétés et les caractères du « Double lumineux », exactement comme les occultistes des temps modernes.
« Mais alors, s'écria André de Rhodal, la Science devrait officiellement reconnaître ces choses ?
— Impossible à elle, répondit Roger Danis, parce que la Science, ou ce que l'on est convenu d'appeler ainsi, est essentiellement confinée dans l'étude de la Matière. Elle ne saurait admettre l'ingérence du principe spirituel qu'elle considère comme indéfinissable et qui ne peut, de ce fait, être enfermé définitivement dans une formule mathématique intangible.
Il est donc difficile de classer réellement l'Occultisme dans un système métaphysique bien défini, parce qu'il s'efforce de jouer un rôle de conciliateur universel entre tous les systèmes.
L'occultisme enseigne que l'esprit se réincarne successivement dans plusieurs corps physiques et que nous payons dans l'existence suivante les fautes non réparées d'une vie précédente, mais entre chaque incarnation l'âme se rend compte de toutes les existences antérieures et de leur conséquence au point de vue de son évolution. Au début de chaque descente sur le plan physique, par contre, l'Esprit perd le souvenir du passé, ce qui est nécessaire pour éviter les suicides qui deviendraient presque inévitables pour ceux qui auraient conscience des fautes qu'ils viennent expier.
Cette doctrine constituait un des plus redoutables mystères des anciennes initiations. L'eau du fleuve Léthé que buvait l'âme en sortant des lieux inférieurs est tout simplement un rappel de ce mystère.
La possession du Pouvoir ou des richesses est considérée par l'occultiste, comme une des plus dangereuses et une des plus difficiles épreuves qui puissent assaillir l'être humain, car si le puissant ou le riche oublie qu'il n'est qu'un simple dépositaire de ce pouvoir et de cette richesse, la punition sera d'autant plus terrible.
Les Maîtres de la philosophie préhistorique, d'autre part, ont donné une définition très nette des origines de la vie et on peut la résumer de la façon suivante :
La chose éternelle, impérissable de l'Univers, que le Pralaya universel même traverse sans la détruire, est ce qui peut être appelé indifféremment espace, durée, matière ou mouvement, non une chose ayant ces quatre attributs, mais une chose qui est ces quatre attributs à la fois, et toujours. Et l'évolution prend sa source dans la polarité atomique que le mouvement engendre. En cosmogonie, les forces positive et négative, ou active et passive, correspondent aux principes male et femelle. L'influx spirituel entre dans le voile de la matière cosmique. Le principe actif est attiré par le principe passif, et nous pouvons rappeler ici le symbole occulte du serpent, emblème de l'éternité, qui attire sa queue dans sa bouche, formant ainsi le cycle de l'éternité, ou plutôt les cycles dans l'éternité. Le principal attribut du principe spirituel universel qui domine la vie inconsciente mais toujours active, est de répandre et de donner; celui du principe matériel universel est de recueillir et de féconder. Inconscients et non existants quand ils sont séparés, ils deviennent conscients et vivants quand ils sont ensemble.
L'Occultisme moderne, toutefois, doit se réserver quelque peu en face de cette conception un peu trop idéale peut-être, des deux principes non existants quand ils sont séparés.
La Sagesse initiatique est difficile à acquérir, parce qu'il faut méditer pour découvrir les secrets qui sont dans la nature des choses et se révèlent d'eux-mêmes à ceux qui sont dignes de les posséder.
Dans un tel domaine, l'expérience des Sages doit montrer la bonne méthode permettant de discerner le faux et de s'y rendre réfractaire, pour chercher modestement le vrai sans jamais se départir de la méfiance pour de prétendues vérités toutes formulées et par conséquent dogmatiques.
Lorsque l'intelligence humaine se sera familiarisée avec ce principe, elle arrivera très aisément à une connaissance exacte et précise de l'histoire, connaissance qui constituera une sorte d'omniscience, puisqu'elle embrassera toute la sphère de l'activité humaine.
Au milieu des vicissitudes de la vie guerrière que les deux hommes subissaient, leur amitié s'était ainsi développée tous les jours un peu plus et André de Rhodal entrevoyait, très nettement, la possibilité de s'assimiler complètement les théories émises par Roger Danis, mais il se rendait compte aussi de la difficulté à vaincre pour arriver à cette assimilation complète, car l'Occultisme exige de ses adeptes des aptitudes morales et des connaissances intellectuelles très étendues, en outre d'un entraînement particulier portant notamment sur le régime alimentaire et la respiration afin d'assurer le contrôle de la volonté sur l'organisme.
D'ailleurs, Roger Danis lui avait affirmé que c'était seulement après cet entraînement préliminaire que l'occultiste prenait conscience des forces latentes renfermées dans la Nature et dans l'être humain et non encore découverte par la Science ordinaire bien que celle-ci s'en approche chaque jour davantage. Il lui avait expliqué, très sommairement, mais aussi très nettement, ce que l'on entendait par l'appellation « Théodicée » qui était le côté vraiment mystique des théories occultes. Les problèmes du Mal, de son origine et de sa fin, de la chute et de la réintégration de l'âme humaine, de la distinction des attributs divins et des rapports de Dieu et de la Nature, étaient d'après lui l'objet exclusif des recherches des grands mystiques de l'école occultiste tels que : Jacob Boehm, Martinès de Pasqually, Claude de Saint-Martin et, dans la transcription des idées de Moïse, à ce sujet Fabre d'Olivet.
L'origine du Mal, disait Roger Danis, doit être cherchée dans l'être humain et non ailleurs, mais Adam ne saurait représenter l'homme individuel, mais bien l'ensemble de tous les hommes et de toutes les femmes ultérieurement différenciés.
L'imagination de cet Adam que Moïse nomme Aïsha, créa un raisonnement qui a provoqué toutes les chutes non seulement universelles, mais même individuelles, à toutes époques. D'après ce raisonnement ce qui résiste et ce qu'on voit immédiatement et matériellement, est plus puissant que ce qui est idéal, invisible et perceptible seulement par l'Esprit.
En réalité, les deux principes : matériel et spirituel, étaient d'essence divine, mais le spirituel dominait toujours le matériel et Dieu permettait à ses créatures l'expérience nécessaire et profitable pour elles du passage dans les deux états se renouvelant indéfiniment pour affirmer la suprématie définitive du principe parfait .
La Cause première existe de toute éternité et peut renfermer dans son sein tous les éléments du grand prodrome universel. Le champ où se produisent les créations de toute nature, qu'il ne faut pas confondre avec le grand orbe des créations, est infini comme le temps.
Le Grand Tout est l'oeuvre de la Cause Première ; son harmonie nous démontre qu'une seule et unique Pensée a présidé à son organisme matériel et intellectuel.
L'étude que nous en pouvons faire arrive à nous convaincre que tout s'enchaîne, que tout se coordonne, que tout est en rapport analogique, qu'il n'y a point d'effet sans cause, enfin que tout marche en obéissant à une seule loi diversifiée à l'infini, de telle sorte qu'au milieu de cette diversité admirable, tout n'est que répétitions, que modifications successives, que hiérarchies multipliées également à l'infini, selon la nature des êtres et les milieux qui leur conviennent.
Dans les séries relativement inférieures, les êtres ont tout reçu de la munificence de leur Créateur, leur industrie est toujours la même, ils ne progressent pas pendant leur vie essentiellement matérielle. Mais dans les séries relativement supérieures, les êtres n'ont pas tout reçu, le Créateur leur laisse le mérite de créer progressivement ce qui rentre dans leur destinée pour atteindre le bonheur. Ils sont ainsi mis en état de pouvoir apprécier l'oeuvre qu'ils doivent accomplir et celle que d'autres êtres supérieurs ou inférieurs ont accomplie ou doivent accomplir.
Voilà pourquoi dans les époques d'inexpérience, les êtres doués du sens de la mesure souffrent de l'imperfection de leur oeuvre parce qu'ils procèdent mal, ne sachant point encore user de leur guide.
De ce fait, il y aurait donc toujours inégalité dans le domaine matériel. Au contraire, les Esprits arrivés à un certain degré de spiritualité et ne prenant contact que peu ou point avec la matière, se trouvent rangés en classes égales.
Ils forment ce que Swendenborg, ce grand mystique, a appelé très justement les « Sociétés du Ciel ».
Les Esprits emprisonnés dans la matière se trouvent en quelque sorte mélangés. Il y en a de bons et de mauvais, ou pour mieux dire, de plus avancés ou de moins savants. Les uns et les autres se trouvent, par conséquent, heurtés continuellement et ils apprennent ainsi, peu à peu, par une lente et difficile évolution, à préférer le principe spirituel qui doit, finalement, prédominer.
« Mais alors l'existence de l'ange rebelle, Lucifer, est une chose impossible, s'était écrié André de Rhodal, encore imbu des théories de l'Eglise romaine.
— Impossible, au sens absolu du mot, puisque cet ange, soi-disant rebelle est un « pur Esprit », répondit Roger Danis.
En réalité ce pur Esprit, cet ange, cet archange même, chef de légions célestes a demandé à tenter une expérience pour essayer de porter la matière à hauteur de l'esprit.
Le Dieu Créateur et Tout-puissant a permis une telle expérience.
Les légions lucifériennes mises en action ont pris la direction effective de différents globes dans l'espace, mais leurs créations finies ne sauraient triompher de l'infini ou seulement l'égaler, c'est pourquoi l'homme terrestre arrivé déjà au degré de spiritualité qui fait de lui un être supérieur, peut constater la dualité des deux principes et pressentir très nettement la victoire de l'esprit après une longue série d'existences pendant lesquelles attaché à la matière il lui faudra vaincre les difficultés qui viennent de la matière, principe fini, dépendant éternellement du principe infini.
La grande erreur religieuse, erreur inexcusable, a été de faire de Lucifer une sorte d'Esprit du Mal, en lutte pour l'éternité avec son Créateur.
En réalité, il faut nécessairement que l'être humain essaye ses forces matérielles et spirituelles un nombre incalculable de fois, d'où la nécessité inéluctable des réincarnations successives au cours des âges.
Le fait que les pensées sont des forces et que par elles nous possédons un pouvoir créateur est un des faits essentiels de l'Univers et le fait essentiel de l'être humain car, grâce à ce pouvoir, nous avons la capacité de façonner exactement notre vie comme nous le voulons. Il y a en nous une sourde aspiration, une énergie intime, mystérieuse, qui nous porte vers les sommets, nous fait tendre vers des destinées toujours plus hautes, nous pousse en avant vers le beau et le bien. C'est la loi du progrès, l'évolution éternelle qui guide l'humanité à travers les âges et aiguillonne chacun de nous .
Nous sommes, en réalité, des atomes de l'unité divine, chacun des atomes de cette unité, consubstantiel à elle, contient en germe toutes les puissances de l'être et le long parcours de l'existence a pour cause et pour but de développer ces puissances et de nous faire remonter, devenus dieux nous-mêmes, au sein du Dieu universel.
Tout sort d'une source unique ; tout revient à cette source après avoir fourni dans un parcours que l'oeil humain ne peut embrasser, une série infinie de travaux, de combinaisons à l'aide desquels les résultats voulus par Dieu sont atteints.
La nature entière, dans son immense fourmillement de créations, n'est qu'une suite interminable de creusets où s'élaborent des produits inconnus et des mélanges sans nombre.
Rien, dans les choses créées, n'arrive tout d'un coup, Chateaubriand, dans son célèbre ouvrage : « Génie du Christianisme » est le partisan d'une création spontanée. Il dit notamment : « Dieu a dû créer, et a sans doute créé le monde avec toutes les marques de vétusté et de complément que nous lui voyons ». La Science a fait justice d'une telle théorie désormais insoutenable ; toute chose est un germe et ne se développe que lentement et par l'adjonction et la transformation. S'il était possible à des yeux humains de voir l'immatériel, ils verraient les idées croître comme le végétal d'une petite semence. Ils les verraient se gonfler d'abord, éclore timidement dans la fermentation du cerveau, souvent mourir étouffées par des idées contraires ou bien prospérer, grandir, si elles sont soignées, cultivées, favorisées d'un sol convenable et d'un beau soleil.
Il existe des semences d'idées. Autrement, comment expliquer leur éclosion a la fois à des distances éloignées et chez des peuples différents ? « Nous jetons la semence » a dit Jésus, dans la parabole du Semeur.
Le germe spirituel une fois lancé ne peut demeurer isolé ; il s'attache à une parcelle de matière cosmique pourvue des attributs élémentaires et entre avec elle dans la formation d'un monde, d'un être quelconque. C'est alors que commence son travail au sein de cette parcelle, travail lent et obscur comme celui du végétal dans le sol.
Tout est Esprit et Matière. L'un et l'autre progressent parallèlement, mais l'un par la fusion, l'autre par la transformation, sans pourtant jamais se confondre.
Les peuples de l'antiquité : Egyptiens, Chaldéens, Grecs, Romains, Gaulois, croyaient aux vies successives et des philosophes comme Platon, Socrate, par exemple, définirent d'une façon parfaite les modalités diverses de la vie immortelle de l'âme après la séparation du corps physique.
Apollonius de Tyane  dans une lettre à Valérius, donne une théorie à laquelle les occultistes modernes peuvent se rallier car elle définit très heureusement ce qu'est la Matière et l'Esprit.
Elle est la clef véritable de toutes les transformations des êtres.
Personne ne meurt, si ce n'est en apparence, de même que personne ne naît, si ce n'est en apparence. En effet, le passage de l'essence à la substance, voilà ce qu'on appelle naître, et ce qu'on appelle mourir c'est au contraire le passage de la substance à l'essence. Rien ne naît, rien ne meurt en réalité, mais tout paraît d'abord pour devenir ensuite invisible. Le premier effet est produit par la densité de la matière, le second par la subtilité de l'essence qui reste toujours la même, mais qui est tantôt en mouvement, tantôt en repos. Elle a cela de propre, dans son changement d'état, que ce changement ne vient pas de l'extérieur ; le tout se subdivise en ses parties, ou les parties se réunissent en un tout ; l'ensemble est toujours un. Quelqu'un dira peut-être : Qu'est-ce qu'une chose qui est tantôt visible, tantôt invisible, qui se compose des mêmes éléments ou d'éléments différents.
On peut répondre : Telle est la nature des choses ici-bas que, lorsqu'elles sont massées, elles paraissent à cause de la résistance de leurs masses ; au contraire, quand elles sont espacées, leur subtilité les rend invisibles. La matière est nécessairement renfermée ou répandue hors du vase éternel qui la contient, mais elle ne naît ni ne meurt. Les parents sont les moyens et non les causes de la naissance des enfants, comme la terre fait sortir de son sein les plantes, mais ne les produit pas. Ce ne sont pas les individus visibles qui se modifient, c'est la substance universelle qui se modifie en chacun d'eux. Rien ne commence, rien ne finit, tout se modifie et se transforme... la vie et la mort ne sont que des modes de transformation qui conduisent la molécule vitale de la plante jusqu'à Dieu .
Or, les expériences des occultistes modernes les plus savants confirment les théories anciennes. Elles prouvent que les philosophes de l'Antiquité possédaient une science réellement supérieure qui s'est voilée après la disparition des différents peuples dont ils furent les lumières.
Nous retrouvons dans l'Enéide de Virgile , le « discours d'Anchise à son fils Enée » qui le rencontre aux Champs élyséens et lui demande qu'elles sont ces âmes qu'il voit errer autour d'eux.

« Mon fils, dit le vieillard, tu vois ici paraître
Ceux qui, dans d'autres corps, doivent un jour renaître,
Mais avant l'autre vie, avant ses durs travaux,
Ils cherchent du Léthé les impassibles eaux,
Et dans le long sommeil des passions humaines,
Boivent l'heureux oubli de leurs premières peines...
O mon père, est-il vrai que dans des corps nouveaux,
De sa prison grossière une fois dégagée
L'âme, ce feu si pur, veuille être replongée ?
Ne lui souvient-il plus de ses longues douleurs ?
Tout le Léthé peut-il suffire à ses malheurs ?
Un Dieu vers le Léthé conduit toutes ces âmes ;
Elles boivent son onde, et l'oubli de leurs maux
Les engage à rentrer dans des liens nouveaux. »

Des écrivains spiritualistes modernes ont montré que la théorie des vies successives avait eu de nombreux défenseurs dans l'Antiquité, même parmi les Pères de l'Eglise.
Origène et Clément d'Alexandrie se prononcent en faveur de la transmigration des âmes, Saint Jérôme et Ruffinus affirment qu'elle était enseignée comme une vérité traditionnelle à un certain nombre d'initiés.
Aussi ce fut un acte gros de conséquences funestes que la condamnation des vues d'Origène et des théories gnostiques par le concile de Constantinople, en 553. Elle entraîna le discrédit et le rejet du principe des réincarnations.
C'était un grand malheur pour le monde religieux, car on vit surgir à la place de cette conception simple et juste, des dogmes qui firent l'obscurité sur le problème de la vie et de la mort, révoltèrent la raison et éloignèrent l'être humain de Dieu pour le fixer dans son égoïsme.
Malgré cette obscurité, soigneusement entretenue par les sectarismes religieux, des penseurs, des philosophes, des écrivains de haute valeur, se firent en diverses circonstances, au cours des siècles, les défenseurs des théories condamnées par les Conciles et nous voyons Voltaire déiste, écrire les lignes suivantes :
« Dès qu'on commence à penser qu'il y a dans l'homme un être tout à fait distinct de la machine et que l'entendement subsiste après la mort, on donne à cet entendement un corps délié, subtil, aérien, ressemblant au corps dans lequel il est logé. Si l'âme d'un homme n'avait pas retenu une forme semblable à celle qu'il possédait pendant la vie, on n'aurait pu distinguer après la mort l'âme d'un homme avec celle d'un autre. Cette âme, cette ombre qui subsistait séparée de son corps, pouvait très bien se montrer à l'occasion, revoir les lieux qu'elle avait habités, visiter ses parents, ses amis, leur parler, les instruire. Il n'y avait dans tout cela aucune incompatibilité. Ce qui est peut paraître .»
Un savant moderne, Sir Oliver Lodge, a donné une autre définition extrêmement curieuse :
« L'idée que nous avons existé dans le passé et que nous devons exister dans l'avenir est aussi vieille que Platon ; il n'y a rien de neuf en elle. Un poète a dit que nous sommes plus grands que nous ne pensons, cela signifie que la totalité de notre être n'est jamais incarnée tout entière. Il me semble qu'à la naissance, un peu de ce large moi, qui constitue mon être, s'est incarné et qu'à mesure que le corps grandit, il en peut contenir davantage, Lodge compare ailleurs le moi à un iceberg dont la tête, qui serait le moi conscient, émerge seule au-dessus du niveau de la mer, tandis, que la partir la plus considérable, la base, est plongée dans l'eau et émerge plus ou moins suivant les circonstances ; il s'en infiltre de plus en plus dans notre corps, quelquefois plus, quelquefois moins. Quand il s'en infiltre beaucoup et y prospère, nous disons : « Voilà un grand homme » ; quand il ne s'en infiltre que peu, très peu, nous disons : « Il n'est pas complet ». Et quand ce corps est usé, nous allons rejoindre la grande partie de nous-même ; puis une autre partie de nous-même sera réincarnée et ainsi de suite. Les diverses parties du grand moi s'uniront successivement à la matière pour un temps donné, afin de recevoir une éducation qui, semble-t-il, ne peut être acquise autrement. C'est une sorte d'éducation particulière qui se fait dans chaque planète en utilisant les particules matérielles que nous tirons de cette planète par la nourriture et autrement. Ce n'est pas de la science que je fais en ce moment ; ce sont des hypothèses, mais elles sont basées sur des faits : les phénomènes de mémoire anormale, de personnalité multiple, d'état de transe, etc., qui ne sont point encore soigneusement étudiés et qui cependant doivent l'être, si nous voulons éclaircir ce grand problème de la vie après la mort. »


IV

Roger de Rhodal écoutait attentivement son ami et de tels exposés stimulaient sa curiosité, éveillaient son jugement et le plaçaient dans un état d'âme spécial pour recevoir un enseignement initiatique de haute portée. La vie psychique de tout être pensant présente une continuité qui l'assure de son identité. C'est parce que nous ne sentons pas de lacune dans notre vie mentale que nous sommes assurés que c'est toujours la même individualité qui réside en nous. La mémoire relie d'une manière ininterrompue tous les états de conscience, depuis l'enfance jusqu'à la vieillesse. Sous forme de souvenirs, nous pouvons évoquer les événements de notre vie passée, leur donner une vie factice, en juger les phases, nous rendre compte que malgré toutes les vicissitudes, les luttes et les déchirements moraux, les défaillances ou les triomphes de la volonté, c'est toujours le même moi qui a haï ou aimé, joui ou souffert, en un mot, que nous sommes identiques.
A la mort de l'homme, quand sa dépouille mortelle se décompose, lorsque les éléments dont elle formée rentrent dans l'universel laboratoire existe entière, complète, conservant ce qui fait sa personnalité, c'est-à-dire la mémoire, et non plus seulement celle de la dernière existence, mais celle des vies successives qu'elle a parcourues. C'est un panorama imposant et sévère qui se déroule à ses yeux, dans lequel elle peut lire les enseignements du passé et discerner ses devoirs pour l'avenir .
Je sais, ajoutait Roger Danis, que l'on peut faire revivre à l'individu vivant, ses existences passées, les unes après les autres. Je sais que l'on peut le replacer, momentanément, dans un état antérieurement vécu et j'aurai, je crois, la possibilité de te le démontrer quand la guerre sera finie et qu'enfin délivrés du cauchemar obsédant de l'infernale tuerie nous pourrons passer à l'expérimentation afin de continuer nos investigations dans un domaine beaucoup moins secret qu'il ne l'est réellement.
Seule, l'ignorance fait que l'être humain suppose des défauts dans l'organisation morale de l'Univers et conçoit l'orgueilleuse prétention de les corriger sans se changer lui-même.
Entouré d'effets, un peu de discernement lui commanderait de diriger tous les efforts de son intelligence vers la découverte de leurs causes. Il arriverait ainsi à discerner les lois de la Providence et de la Justice universelles, lois dont la connaissance seule, peut lui servir de règle de conduite.
La Vérité n'a de secrets que pour ceux qui ne la cherchent pas.
Sous prétexte qu'il voit partout des abus et qu'il aspire à des changements justes et réparateurs, l'être humain prétend que tous les moyens sont bons afin d'atteindre ce but désirable. Il se heurte immédiatement à un obstacle insurmontable, ce qui devrait lui montrer son erreur. Pour être employés en vue d'une réforme, la violence, le meurtre et la guerre ne sont pas moins des crimes, et, dès le début, les premières règles de la morale barrent cette voie, sans autre issue qu'une aggravation de la peine pour le délinquant. La moindre réflexion devrait aussitôt lui démontrer la vérité.
Enfermé dans un cachot dont il ne saurait sortir, il devrait se dire, comme le prisonnier, qu'il subit une peine en rapport avec la faute qui a motivé le châtiment, victime de l'injustice, il devrait comprendre qu'il a été injuste.
La punition étant manifeste, qu'il se représente la faute, se la rappelle ou non, elle a eu lieu. N'est-elle ni d'aujourd'hui ni d'hier, elle remonte forcément à une époque antérieure et assez éloignée pour que le souvenir en ait disparu. N'est-elle pas de cette vie, elle est d'une existence précédente.
Notre globe est évidemment destiné à l'épreuve. L'irrégularité y règne et l'action du mal y est placée à côté de l'action du bien.
Cette inégalité, d'ailleurs, étend sa loi sur tous les mondes d'une constitution plus ou moins heureuse ou supérieure, mais où l'être intelligent n'a point encore atteint le plus haut degré de la perfectibilité. Plus un monde est constitué pour les misères et les souffrances physiques, plus l'élément matériel et le mal y dominent, plus les passions de l'humanité qui les couvrent se déchaînent et sont destructives.
Au contraire, dans les mondes qui comprennent Dieu, font leur joie de l'amour pur et de la paix, il n'y a point de miasmes pestilentiels causés par l'assassinat et la barbarie.
Par ignorance, nous prisons ce qui n'est pas digne de considération, nous aspirons à ce qui n'est pas désirable, nous estimons réels ce qui est illusoire et nous perdons un temps précieux à poursuivre bien souvent des résultats sans valeur réelle, tandis que nous négligeons ce qui mérite en réalité notre attention.
De là vient tout le mal. Si les êtres humains connaissaient mieux la loi morale et savaient son application inévitable, ils ne songeraient pas plus à s'insurger contre elle qu'ils n'essaient de se révolter contre la loi de gravitation ou toute autre loi physique, chimique, expérimentée et indiscutée. Loin de là, ils s'ingénieraient à bénéficier de leur obéissance.
Une fois la loi connue, ils chercheraient à la faire servir au plus grand bien de chacun.
Qu'ils observent autour d'eux, ils comprendront la vérité morale et ils se convaincront de leur impuissance à éviter la sanction qui en assure le respect.
Le malheur qui poursuit l'être humain est apparent et nul ne peut y échapper.
Une seule explication est possible, c'est que sanction d'une loi méconnue, il est la punition du mal passé. Il ne saurait être que l'effet d'une cause antérieure engendrée par l'être humain lui-même. Le malheur est une peine dont la cessation dépend de l'effort personnel employé à maîtriser les passions.
Tout ce qui existe a son reflet spirituel ou fluidique, tout être se dédouble, toute pensée se réalise, tout acte se représente. Le monde fluidique est la réverbération du monde matériel. C'est pour cela que les mourants ou les cataleptiques voient toute leur vie en ses moindres actes, pensées ou désirs, photographiés dans l'atmosphère fluidique par larges ondes comme les vagues de la mer ; apportant, l'une après l'autre, le miroir d'une époque, d'une période, d'un fait de la vie.
Quels effrois, lorsque ces vagues déroulent les crimes, les meurtres qu'on a commis, lorsqu'elles apportent le sang, les larmes qu'on a fait couler.
Quelle honte lorsqu'elles représentent les scènes de débauche, d'orgie, de sotte et dégradante ivresse, de coupable prodigalité.
Quels regrets à la vue du bien qu'on a dédaigné d'accomplir et du mal qu'on a préféré.
Des hommes ont essayé de démontrer que le bonheur est proportionnel à la vertu. Les données de l'Histoire, qu'ils consultaient par rapport à différents peuples, ne pouvaient les conduire à leur but. Ils devaient échouer, parce qu'ils voulaient prouver, par des exemples pris en masse, que les peuples heureux étaient les peuples les plus moraux. Cherchant ce qui n'avait jamais existé, ils travaillaient en vain .
Ils eussent facilement atteint le but en s'attachant à l'autre face du problème et en recherchant si le malheur n'était pas proportionnel au vice. Ils n'avaient qu'à interroger la misère générale ainsi que la souffrance individuelle et à s'inquiéter de leur cause. Il n'était même plus ici besoin d'une proportionnalité plus ou moins exactement connue. Si le fait leur disait : la misère est absolue, implacable, la logique leur eût immédiatement répondu qu'elle était nécessairement la conséquence de la faute, qu'elle ne pouvait cesser que par la suppression de celle-ci et qu'enfin, l'amendement de chaque coupable, c'est-à-dire de tous les êtres humains, était une condition invincible de l'amélioration des existences particulières et sociales.
Le secret de l'existence misérable et de la destinée de chacun de nous, voilà ce qu'il importe de chercher. Alors nous apprendrons que chacun est un coupable venu sur la Terre afin de s'amender, que chacun est une preuve vivante de la sanction inhérente à toute atteinte portée à la loi morale.
Pythagore, rappelant quelques-unes des existences corporelles qu'il avait successivement vécues sur cette terre, disait avoir été le guerrier Euphorbe, Hermothimus et le pêcheur Pyrrhus. Il avait reconnu dans le temple d'Apollon le bouclier que Ménélas, à son retour de Troie, avait consacré à ce dieu, en reconnaissance de sa victoire sur Euphorbe .
Les entretiens répétés entre les deux amis avaient ouvert à André de Rhodal des horizons philosophiques nouveaux et entamé définitivement son scepticisme railleur.
Peu à peu, il avait compris que tant que l'âme humaine n'avait pas atteint son but, elle devait travailler à son avancement et que l'existence corporelle étant la condition de ses premiers progrès, elle devait subir l'épreuve de séjours répétés sur la Terre. La mort, comme la naissance, n'était qu'un événement qui se répète fréquemment dans la vie éternelle de l'esprit immortel.
Roger Danis s'apercevait que son ami était maintenant prêt à recevoir l'enseignement initiatique supérieur et il lui rappelait souvent avec plus de développement le passage de « L'Enéide », livre VI, ci-dessus cité, où Virgile s'exprimait aussi comme suit :
« Cependant Enée voit un passage plein de charmes... et sur les rives d'un fleuve qui le borde, une immense multitude formée de peuples et de nations divers... Quel est, dit-il, ce fleuve et quels sont ces hommes si nombreux ? Tu vois, répond Anchise, les âmes auxquelles le destin réserve d'autres corps.
Depuis longtemps, ô mon fils, je désire t'instruire de ces vérités et te montrer la série de nos descendants qui sera prise parmi ceux qui déjà furent les habitants de la Terre.
— « O mon père, faut-il croire que des âmes libérées, reprennent des corps grossiers, d'où provient le désir d'une vie douloureuse.
— « Les voici, ô mon fils... Arrêtées et alourdies par leurs enveloppes terrestres et périssables, les âmes humaines perdent le sentiment de leur céleste origine.
Enfermées dans les ténèbres d'une obscure prison, elles ne songent pas à regarder au-dessus d'elles; aussi, après le dernier souffle du corps, elles restent marquées de souillures invétérées que seuls des moyens énergiques sont capables d'effacer. Chacun souffre dans ses mânes et selon leur état. Tu vois les âmes qui ont fini d'errer. Dieu les appelle toutes aux bords du Léthé, afin que réellement oublieuses du passé, elles se préparent à revoir la Terre et commencent à vouloir retourner de nouveau dans des corps matériels. Avant que l'on soit reçu parmi les rares habitants des Champs élyséens, de longs jours doivent être écoulés, et il est nécessaire que le cycle des âges étant accompli, toute tache ait disparu, laissant au souffle divin la pureté de sa substance. »
A ce passage si curieux, Roger Danis ajoutait ses propres observations :
D'où viendraient, disait-il, les êtres qui vont nous succéder, s'ils n'étaient ceux qui furent hier. Où vivraient les idées, les passions, les moeurs, les préjugés, les sciences et les arts de la génération future, s'ils n'existaient pas déjà. Tout cela ne peut sortir du néant, ce sont donc les morts qui ressuscitent avec leurs pensées et leurs aptitudes éclairées et modifiées pendant l'interrègne de la chair.
Etres humains du passé, nous nous retrouvons dans le présent par nos idées que nous avons tant de peine à modifier, par notre inclination à suivre une même voie dans laquelle il nous est bien difficile de nous arrêter. Occupés de vivre et de poursuivre les quelques jouissances que l'égoïsme nous offre, nous ne nous inquiétons pas de l'avenir. En vain, les révélations nous arrivent ; en vain, après avoir étudié dans le silence, quelques-uns nous livrent le résultat de leurs travaux, nous ne les écoutons pas et suivons le sillon mal commencé. Puisque je dois mourir, qu'importe demain : jouissons s'il y a un moyen ! Et l'on poursuit aveuglément sa route.
Quand comprendrons-nous que ce demain, dédaigné comme l'impossible, est la seule réalité, que l'avenir terrestre est notre loi et que nous graviterons ici-bas, de la vie à la mort matérielle incomprises, tant que nous ne serons pas devenus meilleurs et tant que de ce triste séjour nous n’aurons pas fait l'habitation des justes ? Alors, après la mort, selon les anciens Egyptiens, l’âme de l’homme se manifestera dans la véritable lumière, celle de l’autre vie .
Si cette vérité était plus connue, qui se refuserait à préparer sa place future ? Qui songerait à obtenir des avantages d'un moment parmi des privilégiés d'un jour, sachant que l'inexorable justice va le ressaisir et le rejeter dans cette plèbe qu'il aura dédaignée et asservie ? Qui voudrait être prince cruel, se montrer maître injuste, pour revivre esclave flagellé, ou propriétaire avare, sans conscience, quand le prolétariat sera son sort futur ?
Réfléchissons et efforçons-nous de comprendre l'idée de justice et agissons en conséquence. Que ceux qui voudront améliorer leur sort ne soient point trop sévères et injustes pour leurs contemporains. « Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père » a dit Jésus. Agissons pour renouveler efficacement nos vies successives sur la Terre et dans les Mondes de l'espace. De la sorte, loin d'être pour nous un sujet de crainte, le retour dans l'un quelconque d'entre eux brillera comme une espérance.
Méchants, nous revenons parmi des méchants ; justes, nous nous retrouverons au milieu des fastes, car « nous sommes attirés successivement vers les régions de l'espace ou les modes d'existence que nos mérites ou nos imperfections nous assignent, notre corps fluidique répondant automatiquement et nécessairement à l'appel magnétique du plan spirituel et de celui-là seulement qui correspond à sa substance ».
La perpétuation de la vie isolée et la conservation de l'individualité, en dehors du groupe auquel elle est unie n'est pas une base suffisante pour la morale.
La croyance aux âmes détachées des corps et enlevées pour toujours dans un ciel dont on n'a aucune idée, ou plongées à tout jamais dans un enfer inadmissible, ne satisfait plus la grande majorité des hommes.
L'affaiblissement de cette croyance vient de ce qu'elle délie le croyant de son prochain pour ne le rattacher qu'à son Dieu.
Celui-ci disent les prêtres, commande d'aimer le prochain, mais ces mêmes prêtres se gardent, presque toujours, d'ajouter que le Ciel est réservé à ceux qui auront conformé leur conduite à cette loi d'amour, tandis qu'ils ne repoussent pas cette idée, que l'enfer pourrait même recevoir ceux qui, ayant été charitables, auraient négligé les pratiques de la dévotion.
Fort heureusement, une évolution se fait dans l'esprit de tous les hommes et ils repoussent, de plus en plus, une telle croyance comme désolante. Ils en arrivent à concevoir qu'ils forment une seule famille, incessamment mêlée ici-bas, se retrouvant dans l'espace et se rapprochant en diverses vies successives sur ce globe ou sur d'autres.
Les charmes d'une telle doctrine qui enseigne la véritable fraternité humaine dans la dépendance d'une paternité divine, qui recommande la force dans l'adversité, la modestie dans la fortune, le mépris des injures et la pitié pour tous les coupables, de tels charmes ne peuvent être illusoires, parce qu'ils sont appuyés sur la sagesse, la justice et l'amour du Créateur.
« Je suis hier et je connais demain »
Mais si j'admets une pareille doctrine qui, je l'avoue, m'enchante, il m'est impossible de comprendre pourquoi les hommes se font une guerre comme celle que nous voyons et dont nous sommes, à la fois, les acteurs et les victimes. La guerre me paraît incompatible avec un état de civilisation avancée, et nous devons désirer que la Terre soit un jour délivrée à jamais de ces sanglants et inutiles sacrifices.
— Je suis absolument de ton avis, se hâta de répondre Roger Danis et il nous faudra, tôt ou tard, poursuivre d'une égale réprobation le vainqueur dominé par son orgueil et le vaincu haineux. Mais si nous devons honorer l'obscur soldat qui se donne sans réserve à la défense de ce qu'il croit être le droit contre la force, notre amour et notre admiration doivent aller à celui qui s'expose afin de diminuer le nombre des victimes et l'étendue des désastres de la guerre.
Les Perses de l'Antiquité faisaient élever leurs princes par quatre précepteurs.
Le premier était un homme plein de bonté, le deuxième était le plus juste du royaume, le troisième le plus sage et le quatrième le plus courageux. Combien il serait sage que la famille humaine ou la nation se laissât guider par ces principes ! Combien merveilleuse serait la nation qui serait gouvernée par l'amour, l'esprit du dévouement allant jusqu'au sacrifice pour le prochain. Cette nation-là ne serait-elle pas la lumière du Monde et la joie de tous les peuples qui suivraient son exemple.
La tâche essentielle d'un pacifisme réellement positif, sera de montrer quelle sorte d'entente pour la paix les gouvernements désireront maintenir en instance.
Une paix imposée par la force ne peut être durable. Tôt ou tard des revendications plus ou moins justes ou injustes ramèneront les dirigeants des peuples à se servir des armes. Il sera difficile de sortir du cercle infernal créé par le choc des armées lancées les unes contre les autres.
Si la guerre n'est pas définitivement abolie, aucune civilisation ne pourra durer.
Les peuples périront les uns après les autres et une fois de plus seront anéantis tous les trésors de la Science, de cette science dogmatique qui s'enferme trop strictement dans ses formules. Les Européens orgueilleux changeront un jour d'hémisphère et les races futures gémiront sous le joug qui leur aura été préparé.
Notre vie personnelle étant liée à celle du prochain, le sentiment de la patrie n'est honorable et juste que s'il tend à faire de nos concitoyens les guides et non les dominateurs des peuples. La seule gloire réelle et souhaitable est celle qui procède de la puissance d'immolation de notre personnalité à la patrie universelle, ainsi qu'à tous nos frères, et se traduit par un bienfait dont profite l'humanité tout entière.
Le règne de Dieu est la mise en pratique de sa loi et de sa volonté ; mais pour que cette loi soit observée, pour que cette volonté soit suivie, il faut des âmes perfectionnées, composant des sociétés améliorées, c'est-à-dire délivrées des formes de la conservation égoïste, des aspirations de l'envie et des appétits de la convoitise.
Dans l'enfance de l'esprit, la grande figure de Dieu est amoindrie par la débilité intellectuelle de ses adorateurs et le principe de la création universelle descend aux proportions d'un principe de création partielle. Alors, nous voyons surgir le non sens d'un Dieu des armées, d'un Dieu vengeur, d'un Dieu des sacrifices, d'un Dieu transgresseur des lois qu'il a faites, et les religions demandent des victimes.
A de telles croyances qui s'implantent dans l'esprit humain à la faveur des fausses appréciations, il faut opposer la foi radieuse mais éclairée parce que la foi c'est la certitude de la délivrance, c'est l'existence de Dieu prouvée par ses oeuvres, c'est enfin Dieu révélé par lui-même, c'est la chaleur des soleils, la force du mouvement, la vie de l'immensité, l'éternité des lumières dans l'éternité des possessions.
Quand nous disons : « Notre père, que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel », nous n'entendons pas, assurément, que Dieu lui-même interviendra dans le but d'assurer l'exécution de ses lois et prescriptions. Nous ne saurions méconnaître que c'est à l'homme intelligent et perfectible, actif pour le bien et responsable du mal, qu'incombe la tâche de faire de sa destinée la voie véritable pour arriver à la vertu.
La prière honore l'esprit, elle est l'effusion d'un coeur qui témoigne son amour et sa reconnaissance ; elle est l'offrande de notre faiblesse à la force pure, de l'infériorité à la toute puissance. La prière, acte d'amour et d'espérance est portée par l'ange de paix au trône des lumières.
Mais avant d'arriver à la perfection de la prière par l'élévation progressive de sa nature personnelle, l'esprit humain a besoin d'être consolé, encouragé dans le labeur pénible des jours d'attente et dans les faiblesses de l'émancipation graduelle car, chaque homme, dans une même nation et malgré un sang collectif est cependant soumis aux courants variés de son hérédité : hérédité de classe, hérédité de religion.
Il faut, par conséquent, envisager une amélioration, une transformation de l'idée religieuse. En respectant l'idée première, il faudrait associer à l'action qui en découle une force nouvelle capable de combattre efficacement la « lettre qui tue » et de mettre en relief « l'esprit qui vivifie ».
La moindre attention suffit à nous faire comprendre que le règne de Dieu ne peut être réalisé que par nous et pour nous, mais ce résultat apparaît encore comme très lointain. Dans l'avenir, le peuple le plus pratique et le plus éclairé sera celui qui aura des lois simples et peu nombreuses.
« L'homme, dit la science ésotérique, peut être sûr que pendant des millions et des millions d'années, jamais il ne se trouvera en face d'un autre juge que lui même.»
Voilà le dogme intelligent de l'humanité majeure mise en possession de ses destinées. Ni Dieu jaloux, ni Dieu vengeur. La loi, pas de maître. Nul ne récompense, nul ne punit. Dans le moral, comme dans le matériel, il n'y a que des effets et des causes. L'homme n'est soumis qu'à la vie. Comme ce Monde, et comme tous les Mondes, comme l'essence universelle dont il fait partie, il est, parce qu'il est. Ce n'est pas une volonté, c'est une loi qui l'a fait naître, la loi souveraine et immuable qui régit toutes les causes et tous les effets. Et il doit savoir et il saura que la vie est impeccable et que ses injustices apparentes dont nous ignorons les ressorts, si elles ne sont pas des réparations que nous devons à nous-mêmes, sont une dette qu'elle paie toujours.
La loi des réincarnations est en effet la justification de l'existence. Sans elle, l'absurde ou l'inique gouvernent tout.
La mort est la condition du progrès. Siva est le grand régénérateur. Il ne détruit que pour refaire. Chaque naissance est un rajeunissement. La mort est le bain de Jouvence dépouillant le vieil homme de ses rides et de ses scories. Les rides sont les préjugés, les superstitions, les erreurs, les idées de son temps, dont chaque génération s'imprègne et qui se referment sur elle. Les scories sont les troubles de notre conscience, les regrets de nos passions satisfaites ou déçues, tout le triste bilan de nos égoïsmes et de nos faiblesses, de nos hontes et de nos remords. De tout cela l'oubli fait table rase, ouvrant à des horizons nouveaux nos sentiments et nos pensées et pour nous permettre d'avancer, nous allégeant du poids de nos fautes. Mais, le sommet atteint, tout s'éclaire. Les échecs partiels ne comptent plus quand la bataille est gagnée, et la lumière qu'on a conquise illumine le chemin parcouru.
Avant de parvenir à ce degré de spiritualité où se déroule sous ses yeux le chapelet de ses existences passées, chaque entité humaine soumise aux renaissances, vit alternativement dans le monde des causes et dans le monde des effets. Le monde des causes est la Terre où nous sommes. Le monde des effets est ce que, dans la langue des religions, on nomme la vie future ou l'autre vie.
L'évolution de l'humanité est dépendante de la conquête du Savoir qui seul peut lui assurer la liberté la plus grande et, par elle, la réalisation toujours plus parfaite de son développement spirituel.
L'homme grossier prend exemple sur les faits et les méthodes qu'il voit en action dans la Nature, mais il ne différencie pas tout d'abord les résistances aveugles des actions orientatrices et coordinatrices de la puissance de Vie. Ce n'est que plus tard, après des essais successifs, qu'il commence à s'apercevoir que la force brutale ne saurait être la raison ultime, mais que c'est la force coordinatrice qui crée les atomes et les molécules qui donne leur structure aux êtres vivants et qui se manifeste, dans l'humanité par l'amour du prochain et de la solidarité dans l'action.
Une des lois naturelles sur laquelle on devrait tout spécialement attirer l'attention est celle de la solidarité.
Tous les êtres, en effet, sont solidaires, il leur faut suivre la loi générale qui régit la Création tout entière et l'explication raisonnable de cette étroite solidarité doit nécessairement conduire à la compréhension, de plus en plus large, de l'admirable mécanisme universel.
En examinant, tout d'abord, le plan purement matériel, on constate que là, déjà, la solidarité se manifeste partout. La Création est comme une longue chaîne dont chaque anneau est soudé au précédent, de telle façon qu'un choc ressenti à un endroit quelconque de cette chaîne, a une répercussion forcée et logique sur l'ensemble.
Et c'est ainsi que les astres, par exemple, réagissent les uns sur les autres, que chaque chose, chaque être obéit à cette grande loi de solidarité sans laquelle toute vie, tout progrès, toute transformation seraient totalement impossibles.
Nous ne pouvons concevoir, en effet, pourquoi Dieu créerait des êtres sensibles à la souffrance sans leur accorder en même temps la faculté de bénéficier des efforts qu'ils font pour s'améliorer, si le principe intelligent qui les anime était condamné à occuper éternellement cette position inférieure, Dieu ne serait pas juste en favorisant l'homme aux dépens des autres créatures. Mais la raison nous dit qu'il ne saurait en être ainsi et l'observation démontre qu'il y a identité substantielle entre l'âme des bêtes et la nôtre, que tout s'enchaîne et se lie étroitement dans l'Univers, depuis l'infime atome jusqu'au gigantesque soleil perdu dans la nuit de l'espace, depuis la monère jusqu'à l'Esprit supérieur qui plane dans les régions sereines de l'erraticité .
Si nous analysons, par exemple, chaque partie du corps humain, chaque molécule dont ce corps est composé, nous constatons le même enchaînement rigoureux. Là aussi, chaque cellule est tributaire des autres cellules et la parfaite régularité du fonctionnement général dépend de chacune des parties.
Or, cette solidarité étroite que nous constatons partout dans l'élément matériel existe encore plus profonde dans le domaine spirituel, puisque l'esprit meut la matière et qu'il peut appliquer sur elle les lois auxquelles il obéit lui-même.
Toute perturbation dans les domaines matériel et moral a donc une influence, parfois considérable, sur la masse tout entière.
La sagesse de l'esprit consiste à bien comprendre les modalités diverses de cette loi de solidarité, sans laquelle l'évolution resterait lettre morte.
Et c'est ici que doit intervenir cette rigoureuse logique, ennemie de tout orgueil et de toute vanité scientifique.
La science humaine ne peut avoir d'arrêt, de point mort, elle est indéfiniment progressive, mais par suite du caractère particulier et de la liberté de chacun des êtres de la Création, elle est soumise à des fluctuations qui la paralyse parfois et pendant un laps de temps considérable.
Si, à l'heure actuelle, les êtres humains de notre planète voulaient réfléchir, ils s'apercevraient, précisément, qu'ils ne peuvent échapper à cette loi de solidarité que le manque de sagesse les empêche d'appliquer convenablement.
La rédemption de l'être humain ne sera accomplie que lorsque l'être extérieur sera dépouillé et que le développement de l'être extérieur sera achevé dans toute sa plénitude, mais en plus de la destinée individuelle engendrée dans chaque existence, il y a aussi une destinée collective, du fait que chacun fait partie d'un organisme social ou d'une nation. Le culte du « Moi », l'égoïsme, développés de plus en plus, ont eu pour conséquence de paralyser la science et de la laisser indécise et pourtant orgueilleuse devant les résultats acquis.
Voilà pourquoi les peuples ayant franchi des étapes, cependant douloureuses, tâtonnent maintenant pour trouver la véritable route qui les mènera vers plus d'ordre et de lumière.
Trop orgueilleux de cette science développée du côté matériel seulement, ils sont souvent arrêtés et perdus dans un inextricable labyrinthe et ne peuvent retrouver le fil conducteur dont ils avaient cru pouvoir se passer.
Ayant cru, par suite d'un mirage trompeur, avoir compris la Divinité, ils ont pensé aussi pouvoir se passer d'elle pour continuer leur route. Dans leur rage de vouloir tout expliquer et réduire en formules, ils ont confondu la cause et l'effet et en se forgeant, presque toujours, une conception fausse de l'effet, ils ont été amenés, peu à peu, à nier la cause. Toutes leurs erreurs, tous leurs tourments, toutes leurs vicissitudes proviennent de cette confusion. Semblables à des voyageurs égarés dans un désert aride, ils ont épuisé leur provision d'eau pure et n'ont plus la force de refaire le chemin pour retrouver la source vive et claire qui leur est, chaque jour, un peu plus nécessaire.
Ne soyons cependant point pessimistes, car quelques êtres de bonne volonté ont eu la sagesse de laisser derrière eux les jalons qui peuvent les aider à retrouver la vraie science. L'heure est arrivée où ces êtres doivent faire signe à la masse affolée qui s'est ruée vers la fausse science, l'heure est venue où chacun doit aider son frère à se retrouver. Le besoin d'aide forcera bien les hommes à s'entendre. La loi de solidarité finira par être comprise par tous et le développement des merveilleuses facultés humaines en sera l'heureux aboutissement.
Qui donc refusera d'écouter les hommes de bonne volonté qui veulent, qui désirent ardemment voir arriver le règne de la solidarité véritable entre les individus et entre les peuples. Si vous voyez deux chiens qui s'aboient, qui s'affrontent, qui se mordent et qui se déchirent, vous dites : « Voilà de sots animaux », et vous prenez un bâton pour les séparer. Que si l'on vous disait que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés par milliers dans une plaine, et qu'après avoir miaulé tout leur saoul, ils se sont jetés avec fureur les uns contre les autres et ont joué ensemble de la dent et de la griffe ; que de cette mêlée, il est demeuré de part et d'autre neuf à dix mille chats sur place, qui ont infecté l'air à dix lieues de là par leur puanteur, ne direz-vous pas : « Voilà le plus abominable sabbat dont on ait jamais ouï parié ? » Et, si les loups en faisaient de même, quels hurlements, quelle boucherie ! Et si les uns ou les autres vous disaient qu'ils aiment la gloire, concluriez-vous de ce discours qu'ils la mettent à se trouver à ce beau rendez-vous, à détruire ainsi et à anéantir leur propre espèce ? Où après l'avoir voulu, ne ririez-vous pas de tout votre coeur de l'ingénuité de ces pauvres bêtes ? Vous ayez déjà, en animaux raisonnables, et pour vous distinguer de ceux qui ne se servent que de leurs dents et de leurs ongles, imaginé les lances, les piques, les dards, les sabres et les cimeterres, et à mon gré fort judicieusement, car avec vos seules mains que pourriez-vous faire les uns aux autres que de vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage, ou tout au plus vous arracher les yeux de la tête ? Au lieu que vous voilà munis d'instruments commodes qui vous servent à vous faire réciproquement de larges plaies d'où peut couler votre sang jusqu'à la dernière goutte sans que vous puissiez craindre d'en échapper ; mais, comme vous devenez d'année à autre plus raisonnable, vous avez bien enchéri sur cette nouvelle manière de vous exterminer ; vous avez de petits globes qui vous tuent tout d'un coup s'ils peuvent seulement vous atteindre à la tête ou à la poitrine, vous en avez d'autres plus pesants jet plus massifs qui vous coupent en deux parts ou vous éventrent, sans compter ceux qui, tombant sur vos toits, enfoncent les planchers, vont du grenier à la cave, enlèvent les voûtes et font sauter en l'air avec vos maisons vos femmes qui sont en couches, l'enfant et la nourrice ; et c'est encore là où gît la gloire, elle aime le remue-ménage, et elle est personne d'un grand fracas .
Poser semblable question, concluait Roger Danis, n'est peut-être pas la résoudre, mais en tous cas, c'est essayer de montrer la solution très possible, c'est faire appel à la Sagesse, c'est déjà comprendre l'impérieuse nécessité de l'union, c'est défricher un tout petit sentier que des efforts persévérants et désintéressés pourront transformer rapidement en une route vaste, triomphale, lumineuse, où les êtres humains vainqueurs de leurs passions et de leurs égoïsmes s'achemineront plus vite vers leurs destinées de plus en plus élevées et magnifiques. »


V

Le 11 novembre 1918, André de Rhodal et Roger Danis occupaient, avec leur régiment, une tranchée des Flandres. Depuis plusieurs jours, les Allemands chassés de leurs positions, avaient commencé à battre en retraite sur toute la ligne et peu à peu le calme s'était fait dans le secteur où les deux amis se trouvaient. On sentait toute proche la terminaison de l'affreuse tuerie, mais personne encore n'osait affirmer qu'elle aurait lieu avant la fin de l'année.
La perspective de passer encore un nouvel hiver dans les tranchées froides et boueuses rendait les hommes tristes et découragés. Ils avaient la terreur latente de revoir un hiver rigoureux comme celui de 1916-1917 et ils n'osaient même plus se communiquer leurs impressions, de peur d'amplifier le désarroi moral qui commençait à s'emparer de tous.
Il était dix heures et demie. Les hommes venaient de prendre leur repas et quelques-uns avaient allumé leurs pipes, ce pendant qu'un gradé diligent désignait rapidement quelques hommes pour la relève de sentinelles placées aux points qui devaient être constamment surveillés pour éviter toutes surprises, quelques coups de mains audacieux de la part de l'ennemi, quand soudain apparut au bout de la tranchée un des hommes de liaison entre le poste de commandement et les unités disséminées sur le terrain occupé.
L'homme joyeux courait et criait : « C'est fini, c'est fini, la guerre est terminée. »
Dans sa main droite levée il tenait un papier et l'agitait triomphalement. C'était l'ordre écrit de cesser le feu sur toute la ligne.
Mus comme par un ressort, les hommes s'étaient levés. Effarés, ils se regardaient. Quelques-uns qui tout de suite avaient compris, avaient déjà sauté sur le dessus de la tranchée et comme s'ils s'étaient donné le mot pour crier très fort, ils clamaient à pleins poumons leur joie délirante, oubliant déjà les années de lutte et d'angoisse.
« Cessez le feu », la nouvelle se propageait et maintenant on entendait une rumeur grandissante qui montait de tous les points de l'horizon.
« Cessez le feu ». La guerre était terminée.
Radieux, aussi joyeux que leurs hommes, les officiers confirmaient la nouvelle.
C'était bien la fin !
Les deux artilleries adverses s'étaient tues. Muettes, désormais, elles n'effaroucheraient plus les oiseaux. C'était le terme du cauchemar qui, durant cinquante et un mois avait pesé si lourdement sur tant de têtes.
Finie la tuerie !... Finis les bombardements par avions !.. Finis les tirs de destruction !.. Finies les attaques à la baïonnette par des hommes préalablement gorgés d'alcool, mélangé d'éther !.. Fini le meurtre soi-disant légal !.. Finis les corps à corps avec le couteau de tranchée !.. Terminée la boucherie écoeurante avec la vision des cadavres déchiquetés, noircis, affreux débris qu'on entassait parfois pêle-mêle dans de grands trous creusés à la hâte et sur lesquels on semait ensuite de la chaux, sinistre semence, afin d'échapper à une autre mort toute prête à venir : la peste alliée des charniers.
« Cessez le feu ». Alors, vraiment, c'était bien fini. André et Roger se regardaient et avant de partager la joie générale ils écoutaient encore comme s'ils avaient eu peur de voir cesser l'enchantement et la joie créés subitement par la nouvelle tant attendue.
Les cris, les acclamations allaient toujours croissant, tandis que de ci, de là, quelques hommes plus sensibles laissaient couler leurs larmes au souvenir des camarades tués quelques heures plus tôt, quelques minutes seulement avant la nouvelle.
André de Rhodal avait pris les mains de Roger, il les serrait dans les siennes et ses yeux brillants disaient toute sa joie de voir enfin l'affreux cauchemar dissipé. Roger, plus calme, s'était vite ressaisi et tout en répondant à l'effusion de son camarade il lui disait :
Bientôt, nous serons à Paris et alors nous reprendrons nos entretiens et je pourrai te guider plus efficacement afin d'aborder une expérimentation précise qui t'apportera, comme je te l'ai promis, des preuves décisives.
Ce n'est pas pour rien que nous avons été réunis. Ce n'est point le hasard qui a créé notre amitié et nous pourrons l'agrandir encore en cherchant ensemble quelques vérités oubliées et qui ont brillé dans le passé.
Pour l'instant, comme nos camarades, ne songeons qu'à l'instant bienheureux qui fait que tous, sans exception, nous communions dans la joie, parce que nous avons maintenant la certitude de voir enfui le spectre hideux de la guerre.
Ah ! Si les survivants de l'affreux massacre pouvaient s'unir pour empêcher à jamais le retour de telles calamités, il me semble, vois-tu, que notre Terre aurait enfin gravi un échelon dans l'échelle des Mondes et que nous pourrions commencer à instaurer lé règne de la Justice et de la Bonté.
Mais, dans les sociétés modernes, l'amélioration doit surtout se faire dans le coeur de chacun des individus, car il faut avant tout accepter un présent malheureux créé par un passé criminel.
Les conditions de la vie terrestre et l'organisation actuelle des sociétés ayant pour seule explication l'égoïsme antérieur, il faut d'abord supprimer la cause en réparant le passé.
Avant de songer à refaire les institutions, il y a lieu de travailler à modifier les hommes : que chacun s'occupe de se changer soi-même, voilà le premier but.
La Terre a été et elle est encore, pour l'immense majorité des hommes, un séjour de douleurs. Les sociétés humaines ont été pour tous les vivants, un enfer.
C'est que, sauf de rares exceptions, tous ces contemporains se valaient. Ces victimes et ces bourreaux devaient vivre ensemble et s'amender de concert.
Mais c'est dans le calme que nous devons nous améliorer réellement et faire de notre Terre, actuellement séjour de misère, l'heureuse habitation des justes formant des sociétés honnêtement régies.
Le règne de Dieu est la mise en pratique de sa loi, mais pour que cette loi soit observée, il faut des âmes évoluées composant des sociétés améliorées, c'est-à-dire délivrées des formes de la conservation égoïste, des aspirations de l'envie et des appétits de la convoitise.
Sur la Terre, il y a des philosophes qui ont dépouillé toute ambition et tout désir égoïste; ils sont suffisamment détachés des vanités humaines pour rechercher la Vérité lumineuse afin d'aider leurs frères malheureux. Ce sont des sages, distinguons-les soigneusement des imposteurs et des charlatans de toutes nuances. Accueillons, autant que l'étude sérieuse nous le permettra, les vérités merveilleuses qu'un Occultisme supérieur fera luire devant nos yeux.
Aujourd'hui les professions de foi empiristes des savants ne se comptent plus et l'expérience est constamment présentée comme la source unique de toute connaissance possible. Situation d'autant plus paradoxale que la science moderne, dans toutes ses branches fait appel à des connaissances qui ne sont point dérivées de l'expérience, à savoir les connaissances mathématiques ; elle fait même de ces connaissances une utilisation si importante que, suivant certains, il n'y aurait de science que « ce qui se compte et se pèse ». Une pareille contradiction entre la théorie et la pratique, ne trouble cependant personne et l'on ne se demande pas davantage comment une accumulation de faits expérimentaux, d'ailleurs aussi nombreux que l'on voudra, mais tous contingents et divers, pourrait jamais satisfaire aux besoins fondamentaux de l'esprit, qui sont la nécessité et l'unité.
Espérons que la fin de l'affreuse tuerie amènera les hommes à mieux comprendre la solidarité et qu'ils s'uniront pour empêcher le retour des atrocités qui viennent de se passer.
J'ai une confiance entière, pour ainsi dire absolue, dans l'avenir. Peut-être, et c'est là le petit nuage à l'horizon, n'arriverons-nous pas du premier coup à une entente convenable, mais si cette entente ne se faisait point nous pourrions voir s'anéantir notre civilisation, se perdre notre science et comme les peuples disparus autrefois, n'être plus qu'un pâle souvenir pour les civilisations futures, nées elles aussi dans la souffrance et condamnées à rechercher comme celles qui les ont précédées, une trace des Vérités perdues.
Je te donne rendez-vous à Paris où nous serons tous les deux d'ici quelques semaines et je t'apprendrai alors les choses utiles que tu as besoin de connaître.
J'irai un jour te chercher, je te ferai connaître un occultiste qui t'enseignera, avec moi, la manière d'aborder l'expérimentation sérieuse sans laquelle tu ne peux devenir un adepte et un travailleur fervent. Tu as traversé une période de luttes, de heurts violents, où toutes les barbaries semblent avoir resurgi d'un néant obscur. Je veux, maintenant, que tu viennes à la lumière et que tu apprennes que la Vie est sacrée, qu'aucun être n'a le droit de l'entraver. La solidarité humaine qui n'était jusqu'ici qu'un rêve de penseurs, doit désormais entrer dans l'ère des réalités.
En étudiant, tu élèveras ton esprit et alors, tout naturellement, tout simplement, sans presque t'en apercevoir, tu créeras autour de toi une sorte de rayonnement bienfaisant. N'ayant plus négligé le champ sublime de la pensée, tu seras surpris au bout de peu de temps des résultats acquis et tu t'apercevras que chacun de nous a son rôle à jouer dans la vie, tu sentiras que tout être pensant est appelé, tôt ou tard, à collaborer étroitement à la Vie universelle et qu'avant de parler de ses droits il a surtout des devoirs à remplir. »


VI

Quatre mois s'étaient écoulés depuis le jour où le clairon de l'Armistice s'était fait entendre à Rethondes et peu à peu la libération des troupes mobilisées s'était effectuée.
Aussitôt après être rentré à Paris, Roger Danis avait repris ses habitudes et recommencé à s'occuper d'occultisme avec plus de zèle que jamais.
Il n'oubliait point la promesse faite à André de Rhodal et il désirait lui donner suite très rapidement.
Il avait renoué des relations suivies avec un nommé Michaël Della Biosa qui habitait une magnifique propriété sur la lisière du bois de Ville-d'Avray.
Michaël Della Biosa, d'origine portugaise était marié à une femme charmante qui était, en outre, un excellent sujet médiumnique.
Les époux Della Biosa, s'étaient retirés dans leur somptueuse villa et ils y donnaient, assez souvent, des séances remarquables où des philosophes, des chercheurs, des savants, étaient toujours convoqués.
Les visiteurs habituels avaient surnommé la villa « La Maison des fleurs » parce que les propriétaires avaient fait planter des quantités de plantes de toutes espèces : lilas, rosiers, jacinthes, giroflées, jasmins, chèvrefeuilles aux senteurs à la fois délicates et enivrantes. Tulipes, pivoines, dahlias et autres fleurs ornementales qui donnaient un cachet tout particulier à la villa, car en toute saison on y trouvait des fleurs magnifiques, même l'hiver dans d'immenses serres soigneusement entretenues. « La Maison des Fleurs » était située sur la lisière du bois de Ville-d'Avray, pas très loin des « Jardies » propriété célèbre parce que Gambetta y était mort un soir de décembre 1882.
C'était un coin discret et tranquille, ombragé par de beaux arbres entourés de taillis épais. La rumeur du grand Paris n'arrivait pas jusque là et le calme lumineux des soirs d'été n'était jamais troublé par le bruit des trompes d'auto où les mille bruits des grandes cités.
Quand la nuit descendait sur le bois, elle semblait envelopper celui-ci dans un noir profond troué, de loin en loin, par un coin de ciel où scintillait une étoile pâle, car l'air encore saturé des fumées de l'agglomération parisienne étendait une voûte grise entre le ciel et la terre.
Parfois, le chant du rossignol animait soudainement ces ténèbres, alors le bois semblait vivre intensément malgré la nuit profonde. Les trilles de l'oiseau se succédaient et plus loin un autre rossignol répondait.
Bien des fois, Roger avait écouté ces chants de l'oiseau nocturne en longeant le sentier tortueux qui menait à la lisière du bois et il avait senti, avec joie, tout le charme étonnant de cette tranquillité si particulière qui n'était comparable à aucune autre, puisqu'elle ne ressemblait en rien à celle si froide et sauvage des forêts du Nord ni à la vie lourde, pleine de bruissements multiples des forêts tropicales.
Nulle part, dans aucun pays, il n'avait trouvé ce charme si particulier, cette douceur et ce religieux silence. Le bois tout entier était comme un temple somptueux où la paix du ciel était descendue comme pour faire contraste avec le bruit lointain de l'énorme cité dont on entrevoyait la lueur immense en arrivant dans une petite clairière entre deux rangées d'arbres. Et quand l'air de la nuit douce et calme de l'été de nos régions tempérées était tout rempli du parfum des fleurs, il se sentait vivre intensément, tandis que son âme toute pleine d'un sentiment religieux très pur, s'élevait vers Dieu.
De son coeur s'élevait une prière silencieuse, plus suave que tout au monde ; elle était analogue au contentement des amoureux restant des heures entières dans un silence ininterrompu, trop plein d'amour pour pouvoir l'exprimer, dans une extase qui dépasse de beaucoup toute la joie de leur conversation en tête à tête.
Depuis 1914, Roger Danis n'était pas venu à la Maison des Fleurs où il avait eu l'occasion d'assister à des séances expérimentales sur la régression de la mémoire.
Il avait rencontré là de nombreux occultistes, quelques-uns célèbres par leurs travaux, mais il s'était comme toujours tenu soigneusement à l'écart et contenté d'examiner les faits mis en évidence par une expérimentation rigoureuse.
Le Maître de la Maison des Fleurs était généreux, trop généreux car beaucoup de personnes avaient abusé de son hospitalité si large qu'il avait permis à plusieurs d'entre elles de séjourner des mois entiers à ses frais, dans son admirable et splendide propriété.
Tout ce que Paris comptait de chercheurs et de curieux des choses de l'Occulte était venu à la Maison des Fleurs.
En maintes circonstances Roger Danis y avait rencontré des sociétés extrêmement mêlées.
Cependant malgré un ensemble peu harmonique, il avait pu assister à des séances remarquables et étudier, très convenablement, divers phénomènes, en particulier celui de la régression de la mémoire qui lui avait paru susceptible d'éveiller la curiosité non seulement des philosophes, mais encore des savants pourtant un peu tatillons quand il s'agissait d'admettre la réalité de certains phénomènes dépassant le cadre des lois naturelles connues jusqu'ici.
Le Maître de la Maison des Fleurs était parti du principe que, dans certaines circonstances, notamment quand un être humain est prêt de la mort, des souvenirs depuis longtemps oubliés se succèdent, avec rapidité extrême dans l'esprit de cet être, comme si on déroulait devant lui les tableaux de sa vie entière.
Or, il avait pu déterminer expérimentalement un phénomène analogue sur des sujets magnétisés et au lieu de rappeler seulement de simples souvenirs, faire prendre à ces sujets les états d'âme correspondant aux divers âges de chacune de leurs vies successives dans l'espace et le temps.
Il opérait ces transformations à l'aide de passes longitudinales qui ont pour effet ordinaire l'approfondissement du sommeil magnétique. Les changements se succédaient invariablement selon l'ordre des temps, en allant vers le passé quand il se servait de passes longitudinales de haut en bas pour revenir, dans le même ordre, vers le présent, quand il avait recours à des passes transversales ou réveillantes.
Mais il lui était arrivé en continuant les passes magnétiques, de se trouver subitement en présence d'une personnalité toute différente du sujet, personnalité affirmant être l'âme d'un mort et ayant porté tel nom, vécu dans tel pays, de façon qu'il lui était possible de faire revivre toute une vie précédente dans ses plus petits détails.
Par des passes réveillantes, il ramenait progressivement le sujet à son état normal en parcourant les mêmes étapes en sens inverse.
Mais au lieu de cesser l'expérience quand le sujet était revenu à son état normal, il avait remarqué qu'en continuant les passes transversales qui avaient provoqué le réveil, il déterminait un nouveau sommeil caractérisé comme le premier par l'insensibilité cutanée, et faisait progresser le sujet vers l'avenir dans les mêmes conditions qu'il l'avait ramené vers le passé.
Il le faisait ainsi tour à tour vieillir, mourir, puis renaître dans une autre vie, montrant avec une netteté parfaite, sans jamais hésiter ni varier chaque fois qu'on l'interrogeait, les phases diverses d'une existence future, car à la régression de la mémoire correspond le phénomène inverse de la précursion de la mémoire qui consiste à situer le sujet dans l'avenir au lieu de le situer dans le passé.
Des passes longitudinales ramenaient le sujet, progressivement et dans les mêmes conditions, à son état normal.
Roger Danis qui avait assisté à ces expériences savait que ce genre d'investigation se heurte généralement à une difficulté psychologique des plus curieuse que l'on appelle la multiplicité des mémoires, laquelle entraîne parfois d'étranges anachronismes si, par malheur on procède hâtivement et en ramenant le sujet à remonter trop brusquement le cours de ces existences antérieures.
Le Maître de la Maison des Fleurs avait pris pour principe d'appliquer la voyance des sujets dans le temps à des recherches sur des vies antérieures autres que les leurs et il était arrivé à de prestigieux résultats.
Il s'était habitué à démontrer que l'entité humaine ne peut, en aucune façon se contenter d'une seule vie terrestre et il disait, avec juste raison, qu'à l'heure actuelle où domine la théorie d'une vie terrestre unique, nous assistons à cause de cette théorie néfaste et ridicule, à un redoublement d'égoïsme.
Pour combattre efficacement cet égoïsme, il estimait que la théorie des vies successives expérimentalement démontrée devait conduire les hommes à un altruisme plus fécond, à une fraternité plus large, à la disparition de l'égoïsme, plaie sociale.
C'était à la « Maison des Fleurs » que Roger Danis comptait amener André de Rhodal afin de le mettre au courant, peu à peu, d'une expérimentation difficile et qui demandait, de la part de ceux qui s'y livraient, beaucoup de sagesse et parfois beaucoup de science.
 
Dès sa première visite à la Maison des Fleurs, Roger Danis avait demandé la permission d'introduire son ami et non seulement il avait obtenu cette permission, mais on lui avait donné, en outre, l'assurance que l'expérience qui serait tentée et renouvelée en plusieurs séances, ne laisserait aucun doute aux assistants sur la survivance et les vies successives.
Or, par cette chaude après-midi de juillet, Roger s'était rendu au domicile de son ami et l'avait trouvé sur la terrasse qui dominait le quai et l'avenue où se trouvait situé le logis princier d'André. Celui-ci, d'ailleurs, l'avait également aperçu et s'était empressé d'aller ouvrir une petite porte discrètement placée en contrebas de la terrasse où il s'était assis pour contempler à l'ombre d'une charmille, le panorama de ce coin de Paris.
André avait fait asseoir Roger à côté de lui.
« Je suis heureux de te voir et j'espère que tu vas passer la soirée ici et dîner avec moi, dit André.
— Très volontiers, se hâta de répondre Roger, d'autant que je viens t'inviter pour venir avec moi à Ville-d'Avray, demain sans faute.
— Que veux-tu que j'aille faire à Ville-d'Avray ?
— Venir constater des faits intéressants et te rendre compte par l'expérimentation, des pouvoirs cachés de l'être humain.
- Ah ! Ah ! Je me souviens, en effet de toutes tes théories à ce sujet et j'avoue que je suis curieux de voir si tu es capable de leur donner une base précise, grâce à l'expérimentation que tu me proposes de contrôler.
— Alors, c'est entendu, demain, dès le matin, je t'emmène à « la Maison des Fleurs ».
Brièvement, Roger, mit son ami au courant des habitudes et des expériences du Maître de la « Maison des Fleurs ».
Sans hésiter, André de Rhodal avait accepté et les deux hommes avaient passé la soirée ensemble. Roger avait même couché dans la demeure princière où une chambre lui était toujours réservée.
Dès 7 heures du matin, André et Roger devisaient en prenant leur petit déjeuner.
« Je vais pouvoir enfin me rendre compte si tes théories sont acceptables, répétait pour la dixième fois André de Rhodal et je suis vraiment heureux et curieux d'aborder cette expérimentation qui doit, d'après tes dires, me convaincre d'une façon absolue de la survivance de l'âme après la mort et la décomposition du corps physique.
Au cours de mes voyages, je suis allé visiter l'île Sainte-Hélène et quand tu me parles de survivance, je me représente, malgré moi, l'ombre de Napoléon suivant les sentiers de l'île qui fut sa prison.
— Hélas, répondit Roger, comme tous ceux qui abordent l'étude de cette science de l'âme, tu ne penses qu'à revoir ceux qui ont brillé sur la Terre : conquérants, despotes, tyrans, rois, empereurs, bourreaux et tortionnaires célèbres, tous ceux, enfin, qui ont laissé dans les annales de l'Histoire un nom célèbre, dans le bon ou mauvais sens du mot. L'ombre d'un savetier, d'un miséreux, d'un homme simplement bon et vertueux ne saurait avoir de relief suffisant pour toi et tes pareils. Il vous faut des preuves, mais à condition qu'elles flattent votre curiosité et votre vanité, vous seriez capables, par orgueil, de pactiser avec tous les démons possibles s'ils vous promettaient de vous amener docilement, pour une interview ridicule, les âmes enchaînées de César, Alexandre, Napoléon, pour répondre à vos sottes et inutiles demandes et satisfaire votre curiosité insatiable et désordonnée.
L'erreur où tu sombres est la grande erreur des esprits superficiels. Ils s'imaginent que les arcanes du passé doivent leur être ouverts comme la salle d'une bibliothèque populaire et que l'avenir, par-dessus le marché, doit leur être rendu visible. Ils ne se doutent pas un seul instant quelles perturbations sociales pourraient être ainsi engendrées et sans raisonner plus avant ils font passer leur curiosité malsaine avant les choses les plus sacrées.
Il est possible, il est même sûr que l'âme inquiète d'un grand de la Terre hante les endroits où il a vécu, mais il est profondément juste et équitable que les vivants de cette même Terre, n'en soient point importunés. Représente-toi ce qu'il adviendrait si tous les yeux humains pouvaient sans difficultés et sans précautions revoir les disparus et les scènes atroces et sanglantes dont ils furent les acteurs ou les victimes.
La vision du passé, comme celle de l'avenir, ne peut être que parcimonieusement réservée à certains sujets et sous des conditions spéciales qu'il importe de bien connaître. Elle ne peut, pour de multiples raisons, être l'apanage de tous les êtres humains, parce que l'intelligence de chacun d'eux reste limitée dans le temps et l'espace et qu'elle ne peut dépasser le cercle dans lequel elle doit évoluer dans un temps restreint et terrestre.
Il te faudra donc accepter patiemment ce qu'une expérimentation limitée est capable de donner et analyser les résultats mis à ta portée, avec tout ton sang-froid et toute ton intelligence mis et employés seulement à la recherche d'une chose purement morale et scientifique.
Il est possible que les phénomènes que tu pourras constater ne te satisfassent pas complètement mais je pense qu'ils seront cependant susceptibles d'orienter ton esprit vers des données scientifiques plus larges qui te permettront de comprendre des lois naturelles insoupçonnées de la science moderne.
— Je m'efforcerai, répondit André, un peu honteux, de me plier à toutes les recommandations de celui qui dirigera l'expérience et je te promets de me surveiller de façon à ne pas créer une ambiance défavorable.
— Je suis tout à fait heureux de ta bonne volonté et de tes excellentes dispositions d'esprit, car je te préviens que tu vas te trouver en face de personnes de mentalités très diverses et qu'il importe de respecter.
En prononçant ces derniers mots, Roger s'était levé et passant son bras sous celui de son ami, il l'avait entraîné hors de la maison.


VII

Après avoir traversé la Seine, les deux amis eurent vite fait d'arriver à la gare des Invalides et à 9 heures, un train électrique les emportait vers Ville-d'Avray.
A 10 heures, Roger et André franchissaient le seuil de la « Maison des Fleurs » et Madame Michaël Della Biosa leur souhaitait la bienvenue tout en leur ouvrant la porte d'un vaste salon où plusieurs personnes étaient déjà assises.
André de Rhodal regardait, avec curiosité, cette société mêlée.
Il y avait là une vingtaine de personnes, des femmes surtout et de tous âges, depuis la jeune fille jolie et fraîche jusqu'à la femme ridée et blanche.
Tous ces personnages semblaient parfaitement à l'aise dans ce milieu un peu mystérieux, seul André de Rhodal ressentait comme un trouble intérieur qui le rendait timide et lui faisait perdre son assurance habituelle.
Le « Maître » de la « Maison des Fleurs » après s'être assuré que tous ses invités étaient présents se mit en devoir d'ouvrir la séance. Préalablement, il avait soigneusement fermé à clef la porte de la chambre et demandé à tous les assistants d'observer un religieux silence.
« Mes amis, dit-il, nous voici réunis aujourd'hui pour réaliser quelques expériences qui nous prouveront :
1° Que l'être humain n'a pas seulement un corps qui produit toutes ses facultés ;
2° Qu'il y a un principe intermédiaire entre le corps mortel et l'Esprit immortel.
Toute la tradition égyptienne, kabalistique, gnostique, hermétique, corroborée par saint Paul, affirme l'existence de ce principe intermédiaire entre le corps mortel et l'esprit immortel.
Une foule d'expériences ont déjà prouvé la possibilité de projeter ce principe intermédiaire hors du corps astral pendant la vie.
Nous ne nous écarterons donc point des principes admis jadis par les Anciens et particulièrement des Egyptiens et de toutes les écoles d'initiation qui ont transmis la kabbale, la Gnose, l'Alchimie et la Science Occulte sous toutes leurs formes.
L'être humain est donc composé de trois principes :
1° Le corps physique et matériel ;
2° Un principe intermédiaire ;
3° L'Esprit immortel.

Et c'est par le principe intermédiaire que nous allons relier le présent au passé, en suscitant chez un sujet entrancé le fonctionnement d'une mémoire antérieure ayant enregistré des faits ayant trait à la vie de certains individus dans un passé parfois très éloigné. »
Le silence qui s'était établi sur l'ordre de Michaël Della Biosa n'avait tout d'abord été troublé par aucun bruit, quand soudainement une jeune femme se dressa comme mue par un ressort et commença à causer très distinctement. André de Rhodal s'était tourné vers son ami et l'interrogeait du regard.
Pour toute réponse Roger avait mis un doigt sur ses lèvres et André, pourtant un peu inquiet, n'avait pas osé faire la moindre réflexion.
D'une voix nette, très claire, musicale, mais un peu saccadée, la jeune femme parlait, tandis que le Maître de la « Maison des Fleurs » sténographiait ses paroles :
« Je viens, disait-elle, de traverser l'univers sidéral dont la Terre fait partie.
Depuis cinquante mille années terrestres, je voyage dans les vastes espaces de cet Univers et pendant ce formidable cycle j'ai connu de multiples générations d'êtres emportés, comme moi-même, dans le vaste tourbillon d'une vie sans fin.
Cinquante mille années viennent de s'écouler et je m'aperçois que je suis indestructible et je me sens terrifié par cette immensité du temps et cette vitalité toujours renouvelée.
Car, lorsque je m'examine, je me sens toujours jeune, plein d'activité, en même temps que je découvre, au plus profond de moi-même, une curiosité et une soif de savoir de plus en plus grandes et comme exacerbées par le désir de vivre de plus en plus intensément.
Pendant le cours de mon voyage à travers l'espace, j'ai commencé à me rendre compte des dimensions du système solaire et j'ai constaté que ces dimensions étaient insensibles relativement au diamètre de la voie lactée, et ce diamètre lui-même infiniment petit si on le compare aux distances qui séparent les nébuleuses les unes des autres, et la nôtre de chacune d'elles. Séduit par les illusions du sens et de l'amour-propre, l'homme s'est regardé longtemps comme le centre du mouvement des astres, et son vain orgueil a été puni par les frayeurs qu'ils lui ont inspirées. Enfin, plusieurs siècles de travaux ont fait tomber le voile qui lui cachait le système du Monde. Alors, il s'est vu sur une planète presque imperceptible dans le système solaire, dont la vaste étendue n'est elle-même qu'un point insensible dans l'immensité de l'espace. Les résultats sublimes auxquels cette découverte l'a conduit sont bien propres à le consoler du rang qu'elle assigne à la Terre, en lui montrant sa propre grandeur dans l'extrême petitesse de la base qui lui a servi pour mesurer les cieux .
Chose singulière, troublante, incompréhensible, ces cinquante mille années que je viens de vivre, sont comme une simple journée dans la série des jours et des nuits terrestres. Et tout ce qui s'est passé pendant ce temps me fait l'effet d'un rêve qui n'a duré qu'un instant.
J'embrasse, d'une seule pensée, toute mon existence pendant ce formidable nombre d'années, car je me rends compte que je n'ai jamais cessé de vivre, de penser, d'aimer, de souffrir, surtout lorsque ma pensée vagabonde s'est heurtée aux chimères du Mal qui n'est que la méconnaissance du Bien et en quelque sorte l'ombre à côté de la lumière.
Cinquante mille ans et devant moi, c'est cependant comme une aurore. Je peux calculer, saisir, comprendre que ce temps immense n'est rien dans l'éternité pendant laquelle je dois parcourir les innombrables Mondes de l'Espace sans fin, sans limites. « J'ai vu le soleil radieux. Je suis arrivé près de son disque et j'ai pu contempler sa splendeur. Comme lui j'ai marché sans faire de haltes ; j'ai été un grand traverseur d'espaces. J'ai mérité d'avoir le privilège de faire la vérité par la parole et de triompher du Mal. J'ai été admis dans l'assemblée des anges puissants et j'ai partagé avec eux le bonheur suprême de créer la vie, de faire ressusciter les morts après leur ensevelissement, de leur ouvrir la porte de la paix céleste et glorieuse, après la purification de leur âme par l'épreuve des vies successives.
A côté de moi, autour de moi, à perte de vue, je vois des êtres innombrables qui sont entraînés, eux aussi, dans l'invincible et éternel mouvement.
Et parmi eux, quelques-uns me disent : Cinquante mille ans, mais ce n'est rien dans la mesure du Temps éternel. Que diras-tu dans cent mille ans, dans un million d'années, dans un milliard de siècles, alors que tu poursuivras ton existence sans fin possible.
Peut-être pensez-vous que je fais un rêve, un rêve effroyable et que je souffre de ce temps sans limites, de cette vie sans bornes, de ma mémoire sans défaillances, de ma lucidité sans ombre et je vais vous crier : Réveillez-moi, réveillez-moi !
Me réveiller, quelle ironie ! Il ne saurait y avoir de réveil pour moi, puisque des mains pieuses m'ont fermé les yeux à ma dernière existence terrestre, celle qui m'a permis définitivement de me dégager de votre monde matériel.
Car j'ai eu bien des vies et bien des morts, mais maintenant j'ai fini de passer dans les corps matériels. Je suis dans la lumière et en possession de facultés merveilleuses. Je vis réellement, objectivement, intensément ; j'ai des aspirations plus hautes qui m'élèvent soudainement sur les cimes du beau éternel et je me sens rapidement emporté par une force inconnue vers des points culminants où mes espérances et mes sentiments d'altruisme m'attirent invinciblement.
Et je me rends compte, peu à peu, que le monde merveilleux où je vis est le monde des idées, absolument indépendant du monde de la matière.
Mon âme n'a plus d'âge, elle ne saurait par conséquent vieillir et je suis bien sûr de son existence, puisque j'ai conservé la faculté de penser, absolument comme aux temps lointains où j'étais possesseur d'un cerveau matériel.
Mais depuis cinquante mille ans, je conçois sous une forme sensible le fait de la mort physique, de même que je comprends l'existence individuelle de l'âme, sa personnalité, sa survivance infinie et sa situation dans l'Univers.
Malgré les rayons lumineux qui m'éclairent et me guident il m'arrive parfois de douter encore de la réalité, je me demande si je suis bien moi-même et pourtant je me reconnais positivement dans diverses situations particulières que j'ai vécues pendant mes vies terrestres, à une époque où certains initiés étaient parvenus à se former une idée juste de la grandeur de cet Univers, de la majesté des lois célestes et de l'insignifiance relative des événements terrestres.
Depuis cinquante mille ans, j'accomplis sans trêve mon voyage sidéral, mais je ne suis pas plus âgé qu'à mon départ, car il faut que vous sachiez qu'il y a deux mondes bien distincts dans la création :
1° le monde spirituel, pour lequel n'existe pas les conditions matérielles telles que le temps, l'espace, le volume, le poids, la densité, la couleur et dans lequel on trouve les principes exacts de justice, de vérité, de bien, de beau.
2° Le monde physique qui repose sur les principes de la réalité matérielle : temps, espace, dimensions, poids.
Pendant mon long voyage dans les espaces sidéraux, j'ai appris à me servir convenablement des forces ou principes intermédiaires qui s'appellent l'attraction, la lumière, la chaleur, l'électricité.
De ce fait, j'ai sur Dieu, sur l'Univers, des idées complètement opposées aux vôtres, mais pour vous amener à bien comprendre ce que j'ai découvert, peut-être me faut-il vous dévoiler ce que fut ma vie sur le petit globe où vous souffrez et pourquoi j'ai mission de vous instruire en vous relatant la majesté des créations divines sans toutefois vous faire comprendre totalement l'Etre Infini, Cause des Causes et Lumière des Mondes.
Pour vous, pour moi, pour bien des êtres dans l'immense et majestueuse Création, Dieu reste encore incompréhensible et d'ailleurs l'orgueil qui est en chacun de nous nous dispose mal à la compréhension supérieure de l'Univers et de la Vie, c'est pourquoi je vais vous donner quelques renseignements sur moi-même et ma disparition de votre plan terrestre, afin de vous amener, étape par étape, à concevoir un peu la Vérité.
J’ai étudié, jadis, car je fus au cours d'une de mes vies terrestres, un de ces initiés, un de ces savants qui avaient commencé à pénétrer les causes secrètes des choses. Mon court passage sur votre Terre a été marqué par une vie studieuse alliée à une sorte de concentration intérieure qui m'a permis de connaître peu à peu les grands secrets de la Vie et de la Mort.
La science que je possède n'est point une : science orgueilleuse et vaine, Elle est la véritable science parce qu'elle est soumise entièrement au principe divin que j'ai pu retrouver en moi-même.
Maintenant, je traverse le Ciel, je traverse la Terre, je parcours cette Terre sur les pas : de mes ancêtres, car je sais que ma vie est éternelle et que je conserverai mon individualité tout en ayant la maîtrise de mes renaissances dans les corps matériels, parce que je suis arrivé au stade de la connaissance réelle du Bien et du Mal. En vérité, je me succède à moi-même et le temps est devenu pour moi un éternel présent. Je suis un dieu victorieux qui s'est enfin réuni au Dieu suprême dont je possède les attributs. Je suis en lui comme il est en moi. J'ai franchi définitivement les zones d'effroi et je suis dans la Lumière, je suis la Lumière même et je la fais rayonner sur la route des ténèbres à l'aide de la grande force magique de ma parole. Je me reconnais parmi les dieux, je suis celui dont l'ardeur triomphe de tout. En vérité, je suis...
Et je pleure sur vous, pauvres terriens. Votre présomption est grande, car vous êtes réduit à créer des hypothèses multiples qui vous permettent d'échafauder des systèmes complexes qui satisfont seulement votre orgueil scientifique, mais qui ne vous font pas avancer d'un pas dans le domaine divin de l'Esprit.
Peut-être vous faudra-t-il, pour me bien comprendre, vous isoler un peu plus et faire table rase de toutes vos préoccupations superficielles qui vous empêchent de donner à votre pensée tout l'essor bienfaisant qui lui est si nécessaire.
Vous avez sur la vie et la mort physique de votre corps matériel des idées baroques, ridicules, épouvantablement erronées et pourtant vous avez bâti sur ces idées, des systèmes comme s'ils devaient subsister pendant l'éternité.
Vous êtes ridiculement fiers de votre science et parce que vous avez cru discipliner définitivement certaines forces, parce que vous avez découvert quelques faibles modalités des lois naturelles, il vous semble avoir escaladé les cieux et presque conquis l'Olympe.
Pourtant quelle affreuse misère est la vôtre et quel jouet vous êtes encore pour les forces secrètes que vous n'avez pas su comprendre et par conséquent asservir.
Rentrez un instant en vous-même, réfléchissez, faites consciencieusement l'inventaire des réalités que vous croyez posséder et osez affirmer que vous êtes parvenus à comprendre quelque chose de précis dans l'Univers au sein duquel vous errez sans cesse comme des éternels voyageurs égarés.
Depuis des siècles, la science humaine a marché de l'avant et parce qu'elle a réussi à démêler, tant bien que mal, certaines propriétés des corps, elle a cru du même coup arriver, par le plus court chemin, au summum du savoir.
Quelle erreur, quelle présomption, quelle faute et combien vous avez ainsi piétinés sur place sans pouvoir avancer !
En vérité, votre science n'est qu'une curiosité mal utilisée et si elle vous a permis d'apprendre certaines choses, elle vous a, par contre, voilé pour longtemps la science idéale, la science pure, la science de l'Esprit qui reste cachée derrière la porte d'airain forgée par votre pensée matérielle au détriment de votre pensée spirituelle.
Vous n'avez en aucun cas et au cours de vos recherches orgueilleuses et multiples, su profiter de la science acquise par les Anciens dans le domaine spirituel et parce que cette science était restée l'apanage de quelques initiés seulement, vous avez cru bon de la renier et de la déclarer contraire à la raison, la raison de votre époque, barbare et féroce entre toutes.
Les sollicitations égoïstes provenant d'une vie matérielle vous empêchent de voir la vraie lumière et parce que vous êtes parvenus à utiliser pour vos besoins courants, la vapeur, l'électricité, parce que vous êtes arrivés à capter le son, à discipliner quelques ondes, reproduire à volonté quelques bruits et paroles vaines, vous avez cru posséder définitivement des pouvoirs extraordinaires. « Pauvres fous malfaisants !.. En ne cherchant pas à relier étroitement le présent avec le passé vous vous êtes interdit de créer la véritable joie pour l'avenir et vous avez, du même coup, presque anéanti les sources de la vie spirituelle, de la vie véritable qui doit, seule, vous amener à la réalisation de vos espérances.
Vous avez découvert, il est vrai, certaines lois magnétiques, mais en les utilisant égoïstement et sans aucune largeur de vues, vous n'avez pas su en saisir l'immense bienfait et la grande idée de solidarité qui en découle pour le plus grand profit des êtres.
Depuis cinquante mille ans, de nombreuses humanités se sont succédé sur votre globe et les dernières venues n'ont pu retrouver que des vestiges insignifiants de quelques civilisations fort avancées qui ont brillé comme des météores et se sont éteintes subitement en ne laissant qu'un très faible souvenir de leur existence, parce qu'elles ont été dominées par l'orgueil et asservies par les passions les plus diverses entretenues par un égoïsme toujours plus intense.
Consentez, pour un instant, à passer en revue les faits saillants de l'histoire spirituelle des anciennes civilisations et peut-être commencerez-vous à comprendre ce que l'Antiquité a connu des problèmes de la Vie et de la Mort.
Alors, relativement initiés, vous pourrez en réfléchissant un peu arriver à une classification méthodique des divers âges de l'humanité et dégager des parcelles de leur Histoire les enseignements précieux qui vous faciliteront un peu votre marche vers le véritable progrès spirituel.
On vous a appris ou vous avez lu que les Anciens s'étaient avancés très loin dans le domaine de l'Occulte et qu'ils étaient arrivés à posséder une science véritablement étonnante puisqu'ils étaient en possession de secrets magnifiques que vous n'avez pas encore retrouvés et qui seraient susceptibles, étant bien utilisés, de rendre l'humanité plus savante et en même temps plus heureuse.
Mais avant de vous faire toucher, pour ainsi dire du doigt, les bienfaits d'une science retrouvée, il me faut réduire à néant quelques idées fausses ayant trait, tout spécialement, à la nature intime du corps humain dans son organisme purement physique.
Les Ecoles antiques possédaient sur ce point des renseignements très précis et si la célèbre bibliothèque d'Alexandrie n'avait point été brûlée par les sectaires des premiers âges du Christianisme, puis un peu plus tard, pillée et définitivement brûlée par des soudards mahométans, peut-être serait-il possible de puiser dans ses vastes archives pour y retrouver les traces d'un enseignement précieux et des données scientifiques ésotériques qui eussent éclairé, depuis plusieurs siècles les générations qui se sont succédées.
Vous glorifiez, constamment, à l'époque où vous vivez, le degré de science de l'humanité ; le monde scientifique ou soi-disant tel se tresse inlassablement des couronnes et les doctes Assemblées se figent dans l'admiration béate des piètres résultats obtenus, dans l'ordre purement physique, sans oser aborder la partie morale abominablement captée et défigurée par des sectes religieuses diverses qui, au mépris de toute logique et de toute vérité historique, s'arrogent cyniquement le droit de conduire les individus et les peuples.
Or pour discipliner la vie et la diriger, il faut surtout et avant tout être en mesure de la comprendre et d'en connaître exactement les modalités multiples. « Tant que vous n'aurez point progressé sur ce point, votre savoir ne vous conduira qu’à utiliser les forces que vous découvrirez pour le triomphe du Mal. « Regardez l'humanité actuelle, rendez-vous compte de l'effroyable poussée malfaisante qu'elle essaye de mettre en action pour la satisfaction égoïste et les appétits désordonnés de ses dirigeants et osez dire qu'une telle humanité mérite de connaître les secrets divins du bonheur. Si nous scrutons du regard le monde physique tout entier, nous ne trouvons aucun endroit où la vie spirituelle soit menée d'une façon générale, aucune nation chez laquelle elle soit placée au premier rang. Il sent son coeur se briser, celui qui sait ce que l'homme pourrait faire et qui voit ce qu'il fait .
Pourtant rien n'est perdu si vous voulez vous laisser guider vers un idéal de lumière, rien n'est perdu si vous consentez à faire table rase de vos chimères, vaincre vos passions et demander à Dieu de vous laisser approcher de sa sagesse éternelle et de son immense bonté. » Vivre pour la Science quand on en a le pouvoir est la plus noble des destinées et se dévouer à elle jusqu'à la mort est le sort le plus enviable. C'est la Science, la divinité lumineuse qui éclaire le monde. Ceci est vrai, et cependant dans le fait humain et concret, comme disait Victor Hugo, « la Science tuera le monde ». Elle ouvre le puits de l'abîme des curiosités qui troublent les âmes insuffisamment préparées, des aperçus inopportuns pour les regards trop faibles, des maîtrises disproportionnées au niveau moral des peuples. Il fallait qu'elle soit ésotérique ; vulgarisée elle crée des problèmes terribles. « Trop de lumière aveugle » a dit Pascal.
Le Bien jeté dans le Monde tel qu'il est ne donne pas ce qu'on pourrait attendre, il déchaîne le Mal. Il est triste de le penser et il pourrait être inconvenant de le dire et cependant il en est ainsi. Observons seulement le monde actuel. Quelles sont les principales causes de ses convulsions et de ses dangers ? Ce sont des choses en elles-mêmes excellentes. Quoi de plus admirable que cette maîtrise de l'homme lui donnant puissance, agilité, rapidité, commodité et cependant, c'est cette maîtrise qui a créé la question sociale, en rendant inutile le bras humain remplacé par la machine et provoquant le chômage. C'est cette maîtrise qui a donné à la guerre un aspect de dévastation effroyable et universel. Tout aussi bien ce sont les idées généreuses du XVIIIe siècle qui ont créé l'embouteillage démocratique avec ses questions sans issue, sa pression anarchique, son obstruction à toute directive politique suivie et ses torrents de sang passés et futurs. Nous avons sous les yeux le spectacle paradoxal d'une Société des Nations, dont le principe n'a d'autre nom que celui de civilisation et à laquelle, si nous avons la guerre, nous la devrons à coup sûr. Les rois, les chefs d'Etats les plus moraux ne sont pas toujours les plus heureux .

.....Subitement, la jeune femme s'était arrêtée et ceux qui l'écoutaient un peu étonnés, mais prodigieusement intéressés, constataient qu'elle avait ouvert les yeux et qu'un peu surprise, elle regardait toutes les personnes autour d'elle, Michaël Della Biosa avait cessé de sténographier et il donnait quelques explications scientifiques précises.
« Mesdames, Messieurs, vous venez d'assister à un phénomène d'incorporation ainsi nommé parce que le sujet entrancé est susceptible de donner des choses complètement étrangères à sa mentalité habituelle, voire à son degré d'instruction.
Un peu partout, dans le monde, on a depuis soixante-dix ans constaté des phénomènes semblables, mais les explications qui en ont été données ne sont nullement concordantes et laissent place aux interprétations les plus diverses et les plus fausses.
Dans les milieux dits scientifiques, il a été de mode de mettre en avant la fameuse théorie du subconscient en vertu de laquelle le sujet entrancé puiserait tout simplement en lui-même les sujets de dissertation les plus extraordinaires et les plus curieux.
Depuis plus de quarante années que j'étudie ces phénomènes, je me déclare résolument l'adversaire d'une telle théorie et je déclare qu'elle ne peut être absolue et qu'en bien des cas elle est absolument contraire au plus élémentaire bon sens.
En occultisme, il faut considérer les phénomènes comme tout à fait secondaires et seulement comme une preuve de maîtrise où peuvent parvenir successivement les chercheurs patients.
Ce que de prétendus savants ont appelé le subconscient ne proviendrait pas toujours du sujet même, mais d'entités étrangères qui emprunteraient pendant quelques instants les organes du corps physique de la personne entrancée.
La science moderne retourne à de très vieilles conceptions sans vouloir se l'avouer, mais en bien des circonstances son effort est entravé par la présomption et l'aveuglement de quelques théoriciens attachés à leurs formules routinières et à leurs idées sans logique. La connaissance normale de l'esprit humain implique la possibilité d'entrevoir et de définir les modalités qu'elle revêt et le moyen de la dégager partiellement et presque totalement du corps matériel qui sert de support à l'esprit, lequel est en quelque sorte et dans toutes les circonstances possibles et imaginables, comme le dépositaire et l'enregistreur fidèle de toutes les vibrations qui viennent l'affecter.
Or, pendant l'incarnation terrestre la connaissance de l'être humain se trouve normalement limitée par les sens, le temps, l'espace et aussi par les idées et le jugement.
Toutefois, cette connaissance qui paraissait si étroitement dépendante du corps physique est susceptible, dans certaines conditions parfaitement définissables et réalisables, de continuer à fonctionner d'une façon peut-être plus intensive sans l'intermédiaire de ce corps physique qui, dans les circonstances ordinaires de la vie organique lui assure et lui facilite son rayonnement.
Les faits psychiques obtenus par l'hypnose, présentent par suite de ce mode de cognition des dégagements caractérisés qui peuvent être classés en deux séries : hypnose par autrui, hypnose par soi-même ou autohypnose et extase.
Les dégagements provoqués de l'une ou l'autre façon doivent être étudiés avec le plus grand soin, toute faute d'expérimentation ou de technique pouvant entraîner, pour les sujets, non seulement des chocs passagers, mais encore de véritables névroses difficiles à combattre et susceptibles de créer un danger permanent dans l'organisme humain en quelque sorte désaxé par des pratiques maladroites.
La théorie scientifique des dégagements provoqués doit être appliquée avec toute la prudence et les précautions désirables afin d'éviter les chocs violents pour l'organisme.
Les Anciens avaient acquis des données très précises sur les possibilités de dégager la connaissance normale pour des fins autres que celles qui découlent de la vie ordinaire.
Ces possibilités restent à la portée de la Science moderne, mais il importe d'établir une règle expérimentale rigoureuse pour les mettre convenablement en lumière et les faire servir au bien général.
La diversité constante des communications reçues au cours d'expériences extrêmement nombreuses m'ont fait supposer que les divers états présentés par les sujets entrancés étaient, presque toujours, le résultat d'une possession momentanée exercée par une intelligence étrangère au sujet.
L'esprit évolué est, en effet, un être agissant, ou pour mieux dire un être créateur en raison directe de son élévation. Une intelligence inférieure ne pourra créer que des choses sans force, sans cohésion et d'une durée très éphémère, tandis que l'intelligence supérieure aura le pouvoir formidable de créer des merveilles pour sa joie et son bonheur.
Dans un Eden toujours renouvelé, les êtres supérieurs entretiennent la vie générale. Ils produisent la lumière qui s'irradie partout. Ils sont les générateurs, les protecteurs de tout ce qu'ils créent par leur parole magique. Ils sont des Dieux puissants pleins de force dans leur splendide et éclatante jeunesse et leur pensée créatrice rayonne comme un soleil resplendissant.
Les fleurs aux doux parfums naissent à profusion et comme par enchantement au milieu de délicieux parterres. De beaux arbres élancés, au feuillage toujours vert, servent d'asile à de nombreux oiseaux au plumage éclatant et aux chants harmonieux.
Une brise légère et parfumée fait onduler légèrement les feuilles qui donnent autour d'elles une ombre fraîche et discrète, tandis que dans l'air lumineux planent majestueusement de beaux anges aux ailes diaphanes. » Des chercheurs modernes ont admis qu'un phénomène « subjectif » peut devenir « objectif » sous l'effort tendu de la pensée.
Cette conception justifie la parole de Bouddha : « Le Monde est une pensée de Dieu. »
Autrement dit l'Univers serait la pensée concrétisée, objectivée, matérialisée, de l'Etre Suprême et s'il cessait, un moment de penser à cet Univers, tout retournerait au chaos.
L'esprit est une force créatrice. « Mens agitat molem » L'esprit meut la masse.
A ces paroles du Maître de la « Maison des Fleurs », André de Rhodal ne put s'empêcher de dire :
« Mais c'est une description du paradis que vous nous donnez et dois-je croire une telle chose réalisable si vous ne me fournissez pas des preuves solides, convaincantes, que personne ne puissent nier et mettre en doute. »
Michaël Della Biosa eut un étrange sourire.
— Vous êtes un nouveau venu parmi nous, Monsieur, et il me paraît utile de vous faire connaître et de préciser certaines choses afin que vous puissiez en tirer les déductions raisonnables qu'elles comportent.
Sachez tout d'abord qu'il est du devoir de tout être humain de profiter de la vie terrestre en essayant de la prolonger aussi longtemps que les circonstances le permettent, car nous avons sur le plan où nous sommes des leçons à apprendre et qui ne sauraient être apprises ailleurs. Plus vite nous les apprendrons, plus vite nous seront libérés du retour dans une vie inférieure et limitée, car chacun de nous doit s'exercer d'abord avec les vibrations grossières afin d’éveiller en lui des facultés latentes pour devenir plus sensible aux vibrations supérieures et les utiliser.
Tout, dans le Cosmos, laisse supposer que la méthode de l'oeuvre divine a toujours été la même, c'est-à-dire que Dieu a oeuvré par des intermédiaires et par un processus en quelque sorte mathématiquement gradué et non par une intervention personnelle se produisant, comme un accident, de temps à autre.
A aucun moment et pour aucun être de la Création, le processus de l'évolution n'a été différent de ce qu'il est maintenant et les découvertes scientifiques futures justifieront cette théorie. L'essentiel est de chercher à développer, de plus en plus, les facultés psychiques afin d'examiner les forces de la Nature et leurs modalités d'expressions si complexes.
On cherche, on se dispute, on se déchire, on s'excommunie à notre époque incohérente, au nom de la Foi et de l'Amour, pour la préséance des rites, des dogmes les plus obscurs et un petit nombre d'êtres humains seulement conservent un peu de pure et vraie lumière.
Chacun de ces êtres d'élite a appris à penser d'après soi-même et cela donne un caractère plein de force et de grandeur. La raison de la plupart des hommes est hélas composée d'une foule de jugements étranges qu'ils ramassent autour d'eux.
C'est pourquoi nous voyons subsister, le plus souvent, les opinions bizarres des peuples, les dogmes absurdes enseignés un peu partout avec les préjugés et les extravagances.
Pourtant, malgré tout, l'humanité se transforme incessamment. Elle a été nue et elle a fabriqué ses vêtements. Elle a été errante et elle a construit des demeures fixes. Elle a appris à cultiver la terre et à la creuser pour en faire sortir une plus grande abondance de récoltes et de richesses qu'elle a utilisées. Elle n'avait pas de moyens de communiquer, elle en a inventés, elle a formé des langues et imaginé des signes pour les écrire. Chaque jour, elle ajoute à sa science, elle découvre une vérité nouvelle ou un art ignoré, elle apprend à utiliser un fruit, une plante, un arbre, un animal ou un métal qui lui étaient inconnus.
La civilisation se fait, se développe. Il est des peuples dont la vie est en progrès dans toutes les branches des connaissances humaines. Ils doivent faire appel à tous les autres afin de mettre ceux-ci dans leur mouvement et il faut savoir se rappeler que le dévouement est plus profitable que l'égoïsme. C'est pour soi que l'on prépare ce que l’on paraît donner à ses semblables.
Le phénomène qui s'est produit tout à l'heure n'aurait qu'une importance insignifiante si je n'avais étendu l'expérimentation et par conséquent relié, grâce à elle, le passé avec le présent.
Grâce au magnétisme et aux connaissances spéciales que j'ai pu acquérir à la longue, je peux faire revivre au sujet endormi ses existences antérieures.
Au lieu d'assister à un phénomène d'incorporation simple, nous allons par des passes magnétiques longitudinales porter le sujet vers le passé, un passé même très lointain.
Toutefois, je ne peux aller que progressivement et ne pas faire franchir au sujet magnétisé une trop longue étape dans le temps. Je pourrais, si je ne prenais certaines précautions, déterminer des états d'hypnose susceptibles de donner au sujet un choc physique pouvant aller jusqu'à la mort.
Bien des fois déjà, j'ai lentement fait remonter à mon sujet ses vies les unes après les autres et je suis arrivé à lui faire revivre des existences déjà très anciennes dans le Temps.
Le Maître de la « Maison des Fleurs » avait doucement prononcé ces paroles et n'avait été entendu que de Roger Danis et d'André de Rhodal.
Lentement il s'était approché de la jeune femme qui venait de donner l'étrange communication précédente et commençait sur elle les passes longitudinales.
D'un geste sûr, précis, puissant, le magnétiseur plongeait la jeune femme dans l'état d'hypnose accentué jusqu'à la raideur cadavérique si particulière que l'on observe facilement chez certains sujets.
Immobiles, de plus en plus intéressés, les spectateurs de cette curieuse scène retenaient leur souffle. Par la fenêtre très légèrement ouverte un zéphyr léger venait rafraîchir le visage de la jeune femme endormie qui sur l'appel de son magnétiseur se dressait soudainement et recommençait à parler.
« J'ai franchi, à votre commandement impérieux, plusieurs vies très espacées les unes des autres et me voici de nouveau le spectateur de l'une d'elles.
— Où êtes-vous ? dit doucement le Maître de la « Maison des Fleurs ».
— Je suis loin, bien loin d'ici, j'ai franchi la mer, je suis dans une grande et belle cité qui brille merveilleusement sous les rayons d'un soleil ardent. Je vois sur la côte un phare très haut qui doit la nuit éclairer l'immense mer si bleue le jour sous la lumière crue du soleil.
— Le nom de cette ville, demanda encore le Maître de la « Maison des Fleurs ».
— Alexandrie, oui, Alexandrie, mon dieu ! Que me voulez-vous ?..
— Je veux savoir ce que vous faisiez jadis et pourquoi vous montrez tant d'émoi ?.. Que vous est-il arrivé ?...
— Oh ! Une chose effroyable, terrible, et je viens aujourd'hui demander pardon du crime dont je me suis rendu coupable.
— Quel crime ?..
— Un crime dont la répercussion a été si longue, qu'aujourd'hui encore elle se fait sentir. Je suis l'un des incendiaires de la Bibliothèque d'Alexandrie et avec une femme dont je fus le jouet j'ai exécuté les ordres barbares qui nous ont été donnés par des sectaires.
Peut-être connaissez-vous la faiblesse d'un homme devant une femme qu'il aime avec passion et quels crimes il peut commettre lorsque cette passion l'emporte sur le devoir et l'honnêteté.
J'ai cependant lutté. Pendant longtemps j'ai hésité, reculé et demandé grâce.
Mais un jour maudit entre tous les jours de ma vie, j'ai consenti à tout et consommé le crime afin de posséder la femme que j'aimais follement.
Théodora, la belle, l'altière Théodora était une prêtresse de Vénus. Elle était belle comme la déesse dont elle entretenait le temple et pour avoir ses faveurs j'ai consenti à tout ce que demandait un maître despote et cruel qui la poussait à me faire commettre le crime des crimes, celui d'anéantir à jamais des trésors de science.
Vous ne vous doutez point —- du moins la plupart d'entre vous, de ce que renfermait la Bibliothèque d'Alexandrie. Des manuscrits où toute une science merveilleuse était, pour ainsi dire, mise à la portée de ceux qui venaient les lire.
Ceux-là, qui, comme moi ont manié ces trésors peuvent seuls proclamer leur immense valeur et dire ce que l'humanité a perdu par suite de leur destruction.
Si les hommes d'aujourd'hui possédaient seulement une faible partie des secrets scientifiques qu'elle recelait, ils pourraient faire de grandes choses et sur la Terre entière une civilisation plus haute, plus large unirait tous les êtres.
— Mais pourquoi avez-vous commis le crime dont vous vous accusez si véhémentement aujourd'hui ?
— Je vous le répète, parce qu'une passion folle, désordonnée, brutale, infernale, s'était emparée de tout mon être et que pour la satisfaire j'étais prêt à tout fouler aux pieds.
Autrefois, comme aujourd'hui, comme toujours, la femme a été, en bien des circonstances, la cause directe de faits qui ont changé la face du Monde. Il y a bien longtemps, très longtemps, la Femme a été plus puissante que l'Homme. Le Matriarcat antique n'est pas une utopie. Il a brillé de tout son éclat et fait éclore des civilisations puissantes. Or, dans les archives de la Bibliothèque d'Alexandrie, il était possible de retrouver l'histoire magnifique de ces temps disparus et de s'inspirer des formules savantes que les Anciens avaient pieusement conservées. 700.000 volumes de la bibliothèque d'Alexandrie périrent dans les flammes du temps de César. La nouvelle collection fut détruite sous Omar. Les bibliothèques du Christianisme ésotérique furent incendiées au IVe siècle sous Dioclétien. Les 200.000 volumes de la bibliothèque de Byzance furent brûlés par les Iconoclastes.
Trente bibliothèques, notamment celles qui contenaient les ouvrages sibyllins sur l'occultisme de la Grèce et de l'Egypte, furent détruites dans le sac de Rome par Alaric. Au Moyen Age, tous les livres d'occultisme connus furent brûlés.
Vous croyez, aujourd'hui, être arrivés à posséder un savoir plus grand et cependant vous avez, sur bien des points, des données incomplètes et une science insignifiante à côté de la Science antique. Et si tant de trésors n'étaient point disparus dans le formidable incendie, vous seriez plus avancés et meilleurs que vous ne l'êtes.
Vous avez retrouvé, il est vrai, beaucoup de science, mais une science du Mal et si vous n'y prenez garde, vous allez à votre tour succomber. Je viens jeter un cri d'alarme et en quelque sorte réparer, dans une faible mesure, mon crime d'autrefois.
Parmi ceux qui m’écoutent, il y a des hommes qui ont vécu à mon époque.
Nous nous sommes connus et ensemble nous avons perpétré les mêmes horreurs, commis les mêmes crimes.
Incendiaires, nous avons détruit les oeuvres sublimes de ceux dont les siècles avaient consacré le talent, le génie et la science.
Affolés d'orgueil et la rage au coeur, nous avons répandu le sang, augmenté la souffrance et fait triompher la Mort.
Chacun de nous a contribué à maintenir un état de choses monstrueux jouant tour à tour le rôle de victimes et de bourreaux, même ceux qui se drapent aujourd'hui dans une sainte horreur de tels actes.
Vous vous efforcez, il est vrai, de comprendre votre position actuelle et vous êtes amenés à constater, avec étonnement, l'affreuse reculade morale de votre époque. C'est le résultat obligé de vos turpitudes d'antan.
Ah ! Je vous reconnais les uns après les autres : maîtres et valets ; bourreaux et victimes ; riches orgueilleux et pauvres misérables ; honnêtes gens relatifs et voleurs. Tous, oui tous, vous avez vécu à la même époque et tous aussi vous avez été les complices du crime dont je m'accuse et si je viens vous rappeler ce crime, c'est pour vous forcer à réfléchir afin de réparer aujourd'hui les erreurs d'antan.
Vous êtes maintenant des missionnaires et vous devez vous efforcer de faire connaître aux hommes de maintenant les répercussions des actes maléfiques accomplis dans un lointain passé.
Il ne faut plus, désormais, que la Science se perde. Il ne faut plus qu'une obscurité nouvelle vienne voiler la vraie lumière.
Les hontes passées ne peuvent se racheter que par la concorde et la fraternité des peuples. Plus d'égoïsme, plus d'orgueil, faites entendre votre voix pour proclamer l'aurore merveilleuse du règne de la raison, de l'amour, de l'égalité et une seule foi, celle des peuples émancipés par la preuve scientifique de l'existence de l'Etre Suprême.
La civilisation sur la Terre où vous vivez se déplace, s'est déjà déplacée beaucoup. Des races nouvelles remplacent les races appauvries et c'est ce qui explique la disparition presque complète de peuples dont le génie et la science ont cependant brillés de tout leur éclat.
Aujourd'hui, hélas, la Science, votre science, est une progression vers le Mal.
Toutes vos découvertes ne servent qu'à vous anéantir. Chaque peuple recherche une suprématie sur les autres peuples et alors une obsession perpétuelle de domination vous empêche de vous unir, de vous entendre et de vous aimer.
Prenez garde ! Si vous continuez, vous disparaîtrez les uns et les autres à tour de rôle. Des races jeunes, fortes, viendront vous supplanter et peut-être qu'un jour des voyageurs venus de l'autre bout de votre planète, visiteront les ruines de vos cités resplendissantes, se pencheront sur les vestiges informes de vos monuments qu'une dévastation sans nom aura détruit.
Vous pouvez encore éviter cet affreux destin, vous pouvez; endiguer cette rage de domination alliée à cette rage de destruction qui vous étreint tous, mais pour cela il faut consentir à chercher la vérité et à être son fidèle serviteur. Il faut sortir du dogmatisme pour aller vers le libéralisme.
Si vous savez vouloir, si vous consentez à être moins orgueilleux, plus studieux, plus moraux, alors la porte d'airain qui vous sépare du monde spirituel s'ouvrira devant vos yeux et vous vivrez d'une vie plus belle, plus grandiose parce que vous aurez enfin compris la loi de solidarité parfaite qui doit être un jour victorieuse de toutes les chimères et faire reculer l'égoïsme.
Les leçons du Passé doivent vous servir doublement, puisque vous êtes les mêmes êtres réincarnés de jadis et que vous devez réparer vos crimes et vos erreurs.
Mais loin de réparer, vous devenez de plus en plus criminels. Avec une hypocrisie constante, vous parlez de civilisation et de fraternité des peuples et vous êtes toujours dressés les uns contre les autres pour essayer de conquérir une suprématie d'argent afin de dominer le Monde. Vous avez supprimé l'esclavage et vous en préparez un plus terrible encore, un esclavage mille fois plus dégradant et plus insupportable que celui d'antan. Toutes les consciences sont à vendre et dans vos immenses cités trépidantes, dans vos palais, dans vos sociétés soi-disant civilisées, peut-être ne trouverait-on pas dix justes.
Votre Monde va à la dérive car la raison vacillante des masses et celle de leurs dirigeants ne sont plus étayées par la logique.
Parfois une foi craintive, tremblante essaye timidement de briller au milieu du chaos, mais ce n'est pas la vraie foi, la foi éclairée forte et puissante. Alors, peu à peu, la désespérance prend la place de toute espérance. Au sein d'une agitation continuelle et stérile une ombre mortelle et sinistre fait pâlir la lumière et vous restez sans guides, sans clartés, sans espoirs, sur une immense mer agitée où quelques rares nageurs s'accrochent désespérément aux lamentables épaves sauvées de tempêtes toujours renouvelées. « Rari nantes in gurgite vasto. »
Aujourd'hui des forces bienfaisantes me forcent invinciblement à réparer mes crimes d'autrefois et je viens repentant vous dire, vous répéter la divine parole du plus grand des hommes : « Aimez-vous les uns les autres. »
Sans doute, il vous faudra beaucoup de patience, beaucoup de désintéressement pour vous faire comprendre de la masse, mais quelle gloire sera la vôtre quand votre tâche accomplie, pleinement réalisée, vous toucherez dans le monde spirituel la récompense qui vous sera donnée.
La pensée est la grande constructrice de la vie humaine, elle en est le facteur déterminant. Si vous entretenez continuellement de bonnes pensées, votre vie croîtra en bonté et votre corps en santé et en beauté. Si vous entretenez, au contraire de mauvaises pensées, votre vie sera orientée vers le Mal et votre corps souffrira.
Une de vos grandes erreurs c'est de considérer votre corps, c'est-à-dire votre enveloppe extérieure comme votre être réel, votre vraie personnalité. En faisant cela, vous perdez de vue votre véritable identité.
L'être humain est un être né pour exercer une domination, mais une domination bienfaisante et lorsqu'il reconnaît sa vraie nature et la met en complète harmonie avec le beau et le bien, il peut utiliser les lois naturelles de manière à ce qu'elles lui procurent toutes les choses qu'il peut désirer.
Bientôt ceci sera le fait scientifique le plus étonnant et le plus beau.
Et quand vous aurez trouvé le royaume de Dieu et que vous y serez entrés, vous ferez l'expérience de la parole du Maître : « Ne vous mettez donc pas en souci pour le lendemain, car le lendemain aura soin de ce qui vous concerne. »
Dans l'homme vertueux vous admirerez alors la modestie, la fermeté, l'indépendance, la douceur. Vous verrez les trésors de sensibilité qui sont en lui, dans la Nature qui l'entoure, dans l'accent plaintif d'une âme qui exhale sa douleur, dans l'accord harmonieux des voix qui chantent l'amour et la liberté, dans l'insecte, dans la plante, dans le soleil, dans la nuit étoilée.
Tout en regardant l'avenir, vous ne devez jamais oublier les événements du passé, de ce passé qui fût le vôtre, que vous avez vécu bien qu'aujourd'hui aucun souvenir n'en paraît subsister en vous, c'est pourquoi moi qui vient vous parler par le truchement d'un vivant endormi magnétiquement, je veux vous mettre en garde contre les embûches semées sous vos pas encore chancelants.
On peut comparer votre humanité terrestre à un oranger où l'on voit simultanément des oranges mûres, des oranges vertes et des boutons en fleurs .
Les oranges mûres représentent les esprits les plus avancés qui frayent aux autres, à travers la neige ou les ronces, le chemin de tous les progrès. Mais ces esprits sont bien souvent incompris.
Les oranges vertes sont le symbole des esprits moyens qui ont déjà quelques lueurs, mais qui se familiarisent facilement avec tous les abus dont ils ne souffrent guère. Ils s'en tiennent au convenu pour ne pas se compromettre. Ils constituent le monde comme il faut, le monde correct, paisible, passablement égoïste et très routinier. Ce monde là veut l'ordre à tout prix sans trop se soucier de la liberté et n'a que du mépris pour les idéologues. Il n'aurait pas arrêté le Christ au Jardin des Oliviers mais s'il l'avait vu entre deux gendarmes, il aurait murmuré tout bas :
« Pour que l'autorité le traite ainsi, il faut que cet homme ait fait un coup. »
Quant aux boutons en fleurs, ils représentent la foule ignorante, trop nombreuse hélas ! qui tourne à tout vent et se met du côté de ses oppresseurs pour écraser de son pied lourd ceux qui voulaient l'affranchir.
Le Christ savait combien il en coûte pour faire pénétrer une idée un peu élevée dans certaines âmes « simples », voilà pourquoi il a prononcé cette parole étonnante et sévère : « Ne jetez pas les perles aux pourceaux. »
Il aurait voulu répandre à flots la lumière dont il était le foyer, mais il sentait que ses auditeurs en seraient scandalisés à force d'en être éblouis. De là, ces paraboles, ces réticences qui révélaient les ménagements exquis d'une mère pour la candeur de ses enfants
De même que vous voyez dans le règne animal des aigles et des mollusques, de même vous voyez dans votre humanité de grands et de petits esprits. Les premiers réclament la vérité toute nue et les grands horizons ; les autres veulent le demi-jour, les formes sensibles, la lettre précise et les descriptions minutieuses.
Vous devez comprendre alors que la même religion, au moins dans la forme extérieure, ne peut pas plus convenir à toutes les âmes que le même habit à tous les corps.
C'est pourquoi je viens vous rassurer. J'ai vu les nébuleuses de l'espace se condenser ou se raréfier tour à tour, sous le souffle du Tout-puissant pour enfanter ou éparpiller les soleils et j'ai compris que la Création était un grand acte d'amour.
Vous retrouverez la paix et la félicité à condition d'être doux et bons et alors citoyens d'une humanité meilleure vous finirez par ne plus voir de peuples qui s'égorgent, de prêtres qui maudissent, de coeurs mal assortis qui soupirent, mais partout des âmes libres et des coeurs ensoleillés que l'amour divin fait chanter... »
Le Maître de la « Maison des Fleurs », toujours impassible, très froid, très calme, sténographiait les paroles du sujet endormi et les assistants intéressés au plus point, écoutaient religieusement. Cependant, André de Rhodal crut devoir poser une question.
« Mais enfin, dit-il, quelles preuves pouvez-vous donner de la véracité de vos paroles. Vous avez incendié la Bibliothèque d'Alexandrie, donnez-nous des détails, dites-nous comment cela s'est passé.
Le sujet endormi eut comme un ricanement.
— Ah ! Ah ! Ce sont peut-être les plus coupables qui sont les plus incrédules parce que leur orgueil se trouve heurté trop violemment. Si je vous donnais des preuves formelles, si je vous racontais exactement le rôle que vous avez joué dans le terrible drame, des angoisses sans nom viendraient vous assaillir et se mêler aux difficultés de votre vie présente et encore les aggraver.
Remerciez Dieu qui vous a donné l'oubli pendant votre passage terrestre, mais sachez que votre vie actuelle, que les vies précédentes que vous avez vécues forment une chaîne ininterrompue et qu’elles ont une répercussion les unes sur les autres.
Il vous faudra beaucoup de patience, beaucoup de désintéressement si vous vouiez comprendre réellement les lois naturelles pour les appliquer au Bien car votre désir de savoir n'est qu'une curiosité maladive et malsaine. Et pourtant, aujourd’hui je peux et je veux vous satisfaire en partie. Vous fûtes parjures, assassins et bourreaux féroces de ceux qui tombèrent sous vos coups.
La mémoire intégrale vous sera donnée, comme une faveur à la fin de chacune de vos vies terrestres afin de vous convaincre de la parfaite justice de vos destinées. Mais cette faculté de vous souvenir vous est retirée à chacune de vos renaissances dans la matière, parce qu'elle serait un obstacle à l'épanouissement de facultés nouvelles et une anomalie, avec l'état de faiblesse qui vous est imposé pour le bon équilibre des choses et particulièrement de votre corps matériel.
Pour vous permettre de vous racheter, pour payer le formidable tribut que vous devez, la Providence miséricordieuse vous a permis de vivre déjà bien des existences. A chacune d'elles vous avez laissé un peu du lourd bagage dont vous étiez chargé et vous êtes encore voué à des vies innombrables jusqu'au jour, encore très lointain, où dégagé du désir de la vie matérielle et de tout ce qu'elle engendre, vous entrerez dans la Cause Première : l’Esprit pur.
Vous êtes, les uns et les autres, jetés dans chacune de vos vies pour être refaits, renouvelés, aguerris par la souffrance, les luttes, les passions, le doute, la maladie, la mort. Vous souffrez pour votre purification et pour devenir meilleurs jusqu'à la perfection. D'âge en âge, de race en race, vous poursuivez un lent progrès dont les preuves sont manifestes en dépit de ce que tous les sceptiques peuvent dire.
Si toutes les imperfections de votre être et tous les maux de votre état vous portent parfois au découragement et vous terrifient, d'autre part toutes les facultés les plus nobles qui vous ont été données contribuent à votre salut et vous délivrent de la peur, de la misère et finiront par vous délivrer même de la mort. Un instinct divin qui grandira sans cesse vous aidera peu à peu à comprendre que rien ne meurt entièrement et que vous disparaissez momentanément pour réapparaître dans des conditions plus favorables à votre croissance éternelle.
Il vous appartient de propager l'idée de la pluralité des existences aussi bien sur cette Terre que dans d'autres planètes. Vous réaliserez ainsi les desseins miséricordieux de Dieu dans l'expiation et la purification de l'être humain et vous rendrez celui-ci digne de la vie immortelle des cieux.
Soumis à l'expiation que subissent inexorablement tous les coupables, chacun de vous représente un être qui reçoit, au milieu de ses pareils, la juste punition de ses fautes jusqu'à ce qu'il se soit amendé.
Ce que vous avez été, cessez de l'être, ne soyez plus des révoltés, finissez de vous irriter et n'empirez pas votre situation.
Qu'importent les inégalités apparentes. Tout est harmonisé par la continuité de la vie, par le mélange des passés, des présents, des futurs.
Avec l'unité de la vie individuelle et le renouvellement de la personnalité il n'y aura plus de place pour l'orgueil et pour l'égoïsme.
Les puissants du jour seront les parias de demain.
Soyez donc courageux dans la pauvreté et modestes dans l'opulence. Ceux qui comprendront le néant des richesses et la tâche du pauvre arriveront les premiers dans les Mondes où le bien et le bonheur règnent sans partage.
Vous savez encore très peu de choses des lois qui régissent les plans supérieurs, mais vous avez appris déjà que l'énergie se conserve et que jamais aucune force ne peut être perdue. Or, ce principe s'applique aux choses spirituelles comme aux choses physiques et d'une manière plus intensive encore.
Vous ne devez donc avoir nulle crainte d'une vie supérieure qui sera la conséquence de vos actions ici-bas.
Certains sectarismes religieux vous ont porté à croire à un châtiment illimité et des souffrances sans fin pour une certaine somme d'iniquités commises ici-bas, somme nécessairement finie, quelque grande qu'elle puisse être, étant donné que notre vie terrestre est essentiellement finie. Or, si vous consentez à examiner scientifiquement les conditions succédant à la mort, vous trouverez que toutes ces choses sont précisément les effets des causes engendrées pendant votre vie terrestre et de plus vous découvrirez que ce qui détermine l'intensité et la durée du résultat, c'est l'intensité et la quantité de force et d'énergie mise dans les causes, ici-bas. Si le Monde dure seulement cent millions d'années, il est encore dans toute sa fraîcheur et ne fait presque que commencer. Mais, si l'on juge par le passé de l'avenir, quelles choses nouvelles nous sont inconnues dans les arts, dans les sciences, dans la Nature, et j'ose dire dans l'Histoire ! Quelles découvertes ne fera-t-on point ! Quelles différentes révolutions ne doivent pas arriver sur toute la face de la Terre, dans les Etats et dans les Empires .
L'être humain, soyez-en sûrs, demeure constamment dans les mains de l'éternelle et bienfaisante Puissance qui a tout créé et qui conserve avec amour sa création. »
André de Rhodal, à cet instant, crut bon d'intervenir et de poser une nouvelle question.
« Vous venez de dire, fit-il, ironiquement, que tout est harmonisé par le mélange des présents, des passés, des futurs. S'il en est vraiment ainsi, vous devez logiquement pouvoir dévoiler les choses futures aussi bien que les choses passées tout en restant situé dans le présent, car les facultés temporaires qui vous sont données doivent nécessairement ne pas être soumises à la mesure du temps telle que nous l'entendons, autrement dit le passé, le présent, l'avenir doivent se présenter à vous nettement et sous le même angle de vision ?... »
Le sujet endormi eut un violent sursaut, mais resta muet, ce fut le « Maître de la Maison des Fleurs qui répondit à sa place.
« Votre demande est parfaitement raisonnable et logique, car à la régression de la mémoire correspond le phénomène inverse ou « précursion » de la mémoire qui consiste à situer le sujet dans le futur, au lieu de le situer dans le passé. Il est nécessaire d'expérimenter avec un sujet hypersensible saisissant les images ayant vécu dans l'atmosphère magnétique des hommes et des choses, car rien, dans la Nature, ne se perd réellement.
Toutefois, une telle expérience est particulièrement délicate car on peut situer un sujet dans une époque à venir, où dans la réalité il sera mort depuis des années, alors il peut en être influencé défavorablement parce qu'il sera susceptible de se trouver dans la situation d'un être qui vient de passer de vie à trépas. Or, l'organisme vivant du temps présent n'est pas toujours assez fort pour supporter la transition brusque qui résulte forcément des deux états dans le temps.
Il ne faut pas dire au sujet en hypnose : « Vous êtes de dix, de quinze années plus âgé », ce qui pourrait amener un accident si, dans la réalité, il doit mourir terrestrement parlant, dans le courant de ces dix ou quinze années.
La marche à suivre doit être non seulement lente, mais entourée des précautions les plus grandes.
Il convient d'abord et avant tout d'examiner très soigneusement l'état de santé du sujet et de se rendre compte des défectuosités de son organisme physique et ne se hasarder à tenter une telle expérience que si cet état de santé est parfait.
En procédant très lentement, en quelque sorte par petits bonds successifs, on accompagnera chaque terme de la progression d'un examen très sévère afin de déceler immédiatement le plus léger trouble fonctionnel.
A maintes reprises j'ai appliqué ce système avec succès et je suis parvenu à projeter le sujet magnétisé très en avant dans le futur et puisque vous avez posé la question, je vais effectuer, une fois de plus, l'expérience avec les précautions que je viens de vous indiquer. Dans mes précédentes expériences, j'ai ordonné au sujet par suggestion, de vivre le lendemain, puis successivement les jours suivants. J'ai pu ainsi, presque jour après jour, faire remonter à plusieurs années en avant, dix ans au plus et je ne pourrai que difficilement dépasser cette mesure.
Il y a, d'autre part, un obstacle qui, dans la régression comme dans la précursion de la mémoire s'oppose parfois à l'expérience, parce que notre globe terrestre est immédiatement entouré dans les parties basses de l'astral, d'une région que l'on peut appeler la zone d'effroi .
Dans cette zone, demeurent tous les défunts inférieurs qui ne peuvent se résoudre à abandonner les joies malsaines de la vie ; les prochains réincarnés qui reculent devant l'épreuve terrestre imminente et tous les êtres dont la vie a été brusquement suspendue par leur faute, tels les suppliciés, les suicidés et aussi l'animalité dégagée des liens terrestres. Dans ce milieu horrible, toutes les haines sont emmagasinées et les êtres souffrent ce qu'ils ont fait souffrir sur la Terre .
Les deux modalités d'expérience : régression et précursion de la mémoire, présentent donc de grandes difficultés et l'on ne peut dégager la vérité que graduellement et en tenant compte de l'état de santé du sujet.
En principe, je ne suis pas partisan d'aller très loin en ce qui concerne la précursion de la mémoire, néanmoins je suis arrivé à des résultats suffisants pour me permettre de renouveler, sans danger, l'expérience, afin de vous donner satisfaction.
Je vais donc reprendre mon sujet au point où je l'ai laissé lorsque il s'est arrêté à l'année 1928 et le faire repartir de cette date pour le pousser jusqu'en 1931. »
Par de nouvelles passes magnétiques, le Maître de la Maison des Fleurs plaçait le sujet dans la situation qu'il venait d'indiquer.
« Vous êtes, lui dit-il, en 1928, il faut maintenant aller plus avant et vivre, par anticipation, l'existence que vous aurez après ladite année 1928, jusqu'en 1931. En 1931, êtes-vous toujours avec nous, ou plutôt êtes-vous toujours mon sujet ?
— Avec vous, fit le sujet, en se dressant violemment, non, je ne suis plus avec vous surtout, puisque vous êtes mort depuis un an dans un accident d'automobiles. »
A cette réponse inattendue, le Maître de la Maison des Fleurs avait pâli légèrement et la voix un peu troublée, il dit à ceux qui l'entouraient :
« Permettez-moi d'arrêter l'expérience. J'ai peut-être commis l'imprudence d'aller trop loin. »
Les spectateurs, un peu gênés, s'étaient levés, tandis que le magnétiseur réveillait son sujet.
Lorsque celui-ci eut repris son activité normale, M. Della Biosa, toujours un peu troublé, se mit en devoir de donner quelques explications.
En procédant à des expériences comme celles que vous venez d'observer, il est toujours indispensable de prendre les plus grandes précautions. Je viens, à l'instant, de manquer de prudence en oubliant l'une d'elles. La prédiction qui vient d'être faite et qui n'a peut-être qu'une valeur très relative, n'en est pas moins extrêmement curieuse, mais aussi extrêmement troublante. Elle comporte, pour vous tous qui m'écoutez, une grande et terrible leçon.
L'hypnose, quand elle est adroitement provoquée et conduite est un état où le sujet est lié étroitement à son magnétiseur, l'un et l'autre ne font qu'un cérébralement, cependant le sujet est encore susceptible de se tromper si, précisément, on omet de le soumettre, dès les premiers degrés de l'hypnose, à des suggestions formelles, celle entre autres de ne dire que ce qu'il voit et ce dont il est tout à fait sûr.
Dans l'accident qui vient de se produire, un peu hâtivement, voire un peu brutalement, je me refuse personnellement à croire à la réalité du cliché astral entrevu par le sujet et je ne me troublerai jamais pour cela, mais je vous conjure, les uns et les autres, si cette prédiction se réalisait, d'éviter à tout jamais de renouveler des expériences aussi dangereuses.
Nous avons le droit absolu d'explorer le Passé, nous devons avoir la sagesse de ne pas chercher à connaître l'avenir, surtout dans les formes particulières qui doivent intéresser chacun d'entre nous.
Un peu par orgueil d'expérimentateur, un peu pour satisfaire la curiosité de l'un d'entre vous, j'ai dépassé imprudemment les bornes d'une expérimentation sérieuse où la curiosité ne saurait trouver place. J'ose encore espérer que les paroles qui viennent d'être prononcées par le sujet ne sauraient être exactes.
Dans l'état d'hypnose, en effet, on peut être entouré d'entités astrales mauvaises qui font défiler devant la vue interne, des clichés faux, créés par elles dans un but perfide et mensonger.
C'est très probablement ce qui vient de se produire et nous en resterons là, sans essayer d'aller plus loin et en ne retenant que les premières impressions du sujet qui a vu, très nettement, l'incendie de la célèbre bibliothèque d'Alexandrie, acte situé dans le passé que nous avons le droit et peut-être aussi le devoir d'explorer dans le but d'affermir notre science.
Mais pour se livrer à de telles investigations, il faut être, avant tout, animé du désir d'être utile à l'humanité et laisser de côté toute satisfaction égoïste et toute prédiction personnelle à chacun des expérimentateurs. »
VIII

Sans rien répondre, les assistants, un à un, s'étaient levés et se préparaient à s'en aller.
Roger Danis et André de Rhodal, eux aussi, prenaient congé de M. et Mme Della Biosa, mais ils ne pouvaient chasser de leur pensée une certaine appréhension, une certaine gêne qui les avaient l'un et l'autre laissés un peu effarés et apeurés.
Ils sentaient que l'expérience qui venait d'avoir lieu avait fait entrevoir les terribles dangers d'une curiosité poussée à l'excès et ils n'osaient regarder le « Maître de la Maison des Fleurs » qui, seul, semblait avoir retrouvé son sang-froid. Après un dernier adieu, Roger et André se retrouvaient dans le bois qui entourait la villa.
Le soir était venu, une ombre légère et discrète commençait à descendre sur le bois et André de Rhodal marchait pensif, à côté de son ami. Par instants, il lui semblait voir, comme dans un éclair, les scènes dramatiques que le sujet endormi magnétiquement avait décrites.
Et sous les arbres, à l'approche du crépuscule qui s'épaississait peu à peu, il revivait, dans une sorte de demi conscience, une période de ses vies antérieures.
Il revoyait, dans une vision étonnamment précise, le ciel ensoleillé d'Alexandrie
Et sous la lumière crue se détachait une série de spectacles de jadis : les combats des gladiateurs et des belluaires dans l'arène gigantesque sur les gradins de laquelle quarante mille spectateurs pouvaient se placer.
Avec une précision extraordinaire, il voyait passer devant ses yeux un colosse luttant, sans armes, avec un tigre énorme. Et l'homme était vainqueur de la bête dont il jetait le cadavre sous la loge où avait pris place le César d'alors.
Il revoyait aussi et surtout l'incendie de l'immense bibliothèque, orgueil des initiés, sa dévastation et l'éparpillement des admirables manuscrits où étaient consignés les trésors de la pensée et de la science antiques, des papyrus sacrés avec les débris desquels on avait alimenté pendant des mois les feux pour chauffer l'eau servant aux établissements de bains.
Et puis, au fur et à mesure qu'il marchait, la vision se modifiait, il lui semblait apercevoir la lumière éclatante d'un phare qui projetait ses feux, la nuit, sur l'immense mer agitée, éclairant les flots courroucés et rendant lumineuse la crête des vagues énormes.
Oui, il revoyait le phare célèbre, haut de quatre cents pieds, une des merveilles de l'Antiquité. Puis à intervalles, de plus en plus rapprochés, repassait devant lui l'image affreuse de l'incendie dévorant qu'il avait allumé avec ses complices, à l'instigation de la belle Théodora dont il était devenu l'amant et comme tant d'autres, le jouet et l'esclave.
Et alors, il sentait à cette minute qu'il n'est, pour l'être humain, qu'une conquête certaine et efficace, celle que recommandait Socrate, il y a plus de deux mille ans, la culture de l'intelligence et la recherche de la vertu.
Il fut soudainement tiré de ses réflexions par la voix de Roger Danis qui lui posait une question :
— Que penses-tu de l'intéressante expérience à laquelle tu viens d'assister ?
— Je suis un peu ému, répondit André, par tout ce que j'ai vu et entendu et je commence à comprendre que nous sommes peut-être le jouet de forces très diverses que nous avons la charge de discipliner. Je ne suis plus, comme autrefois, le sceptique et le viveur amoral. Grâce à tes conseils, j'ai étudié et peu à peu j'arrive à me reconnaître dans les grands problèmes posés par la vie et la mort de tous les êtres.
— Mon cher ami, tu as raison et je suis heureux de te rappeler les paroles de Pythagore. Aujourd'hui seulement, tu es susceptible de les comprendre et de les mettre en pratique.
« La mort est notre destinée commune. Les richesses matérielles s'acquièrent et se perdent. Que ta vie s'inspire de la plus pure justice ! Sois irréprochable devant les autres et devant toi-même. Saisis toutes les occasions de t'instruire. Tu mèneras ainsi une vie hautement agréable. »
Médite ces pensées. Quand tu en seras pénétré, tu arriveras à avoir la conception de Dieu, des hommes et des choses et à te rendre compte de l'unité parfaite de la Nature entière. Tu connaîtras alors cette grande loi universelle que dans toute la Création la matière et l'esprit sont identiques en principe.
Poursuis l'oeuvre d'affranchissement de ton âme en faisant un choix judicieux et réfléchi en toutes choses, de façon à assurer le triomphe de ce qu'il y a de meilleur en toi : l'Esprit. Alors quand tu abandonneras ton corps mortel, tu t'élèveras dans l'éther et cessant d'être mortel, tu revêtiras la forme d'un dieu immortel.
Depuis que je te connais, j'ai voulu t'initier aux grands bonheurs que la vie supraterrestre réserve à ceux qui auront compris qu'au-dessus de la fourmilière de passions qui agitent notre pauvre globe, il y a une atmosphère sereine, l'atmosphère des pensées pures.
Mais pour répandre avec fruit une doctrine d'amour, il faut des apôtres fervents, des esprits complètement dégagés des préjugés, des sottes erreurs, des superstitions, qui éteignent la lumière et étouffent le progrès. Il faut donc, tu le comprends maintenant, des libres-penseurs dans la plus belle et la plus haute acception du mot, des êtres dont l'abnégation ne se laisse jamais dominer par l'orgueil.
Tu peux, tu dois devenir un de ces êtres, puisque tu as commencé à comprendre les vérités éternelles qui nous apprennent que l'homme est envoyé sur la Terre pour perfectionner son âme au moyen de son corps et que l'âme immortelle a besoin, pour monter, de nombreux voyages sur les mondes matériels.
Comme les anneaux d'une même chaîne, le monde invisible et le monde visible sont liés l'un à l'autre. C'est donc par une loi magnétique naturelle que la communication peut s'établir entre eux.
Quelques êtres, très rares, parviennent par le raisonnement à comprendre ces choses, à beaucoup d'autres, il faut des faits qui, de prime abord, paraissent surprenants, c'est pourquoi une expérimentation bien conduite est parfois nécessaire.
Tous les commencements sont difficiles, car il faut faire la part des hésitations, mais peu à peu ceux qui savent discipliner leur volonté accomplissent des œuvres grandes et fortes qui apporteront sur la Terre le rayon lumineux de la divinité créatrice.
— Tout à l'heure, interrompit André de Rhodal, je rêvais un peu tout éveillé.
Et il raconta à son ami ses impressions et ce qui lui paraissait être les souvenirs d'un problématique passé.
Roger Danis eut un sourire.
— Il faut, ici, dit-il, faire bien attention. Je suis à peu près sûr que ce que tu as pris pour une réminiscence, n'est tout simplement que le souvenir, plus ou moins exact, d'une lecture faite au cours de ta vie présente. Les faits, les expériences auxquels tu as assisté avec moi tout à l'heure, ont déterminé une sorte d'autosuggestion et sans même t'en douter tu as relié ton existence actuelle à de prétendues existences antérieures. Il faut se garder de ces choses et se méfier de ramener tout à soi-même.
Souviens-toi seulement qu'il n'est jamais utile de croire au surnaturel car il est nécessaire qu'une science sans orgueil puisse fouiller tous les dogmes, toutes les manifestations comme celle à laquelle tu viens d'assister, la raison devant tout analyser, tout élucider, avant de rien affirmer.
Il n'existe dans l'univers que deux substances : la matière et l'esprit. La matière primitive n'est autre que le fluide cosmique universel dont les innombrables modifications constituent l'immense variété des corps de la nature.
L'être humain, de ce fait, se trouve en possession de deux corps, le corps charnel et le corps éthéré. Ce dernier est le premier vêtement de l'âme et lui sert d'intermédiaire ou de messager dans ses relations avec le corps charnel.
Il y a, par conséquent, deux sortes de lumières : la lumière matérielle dont les myriades de soleils sont les foyers et la lumière spirituelle qui a son foyer partout.
Enveloppée de son corps éthéré, l'âme porte en elle son principe lumineux. Plus elle se dégage du corps charnel, plus elle rayonne, plus elle voit clair. C'est pourquoi dans l'expérience que tu viens de voir, le magnétiseur a pu donner au sujet qu'il avait hypnotisé le pouvoir de perception formidable dans le temps, soit en remontant vers le passé, soit en sondant l'avenir.
Plus un être est élevé, plus son corps fluidique est diaphane, ce qui explique l'étonnante perspicacité qui est le privilège de quelques créatures supérieures.
Le Christ, par exemple, possédait un corps éthéré d'une pureté incomparable, dont les effluves suffisaient à opérer des prodiges. Une pauvre femme touche son vêtement, il se retourne et s'écrie : « Qui m'a touché ? Je sens qu'une vertu est sortie de moi ». Et il ajoute: « Femme, votre foi, c'est-à-dire votre confiance vous a sauvée. » Voilà pourquoi de deux malades, l'un peut être guéri et non pas l'autre.
L'un a la foi que l'autre n'a pas.
Malheureusement, la science ordinaire, la science routinière, la science orgueilleuse n'a pas encore étudié les lois qui régissent les fluides. Ses tâtonnements, ses indécisions, ses négations, son parti pris ont retardé l'heure bienfaisante où l'humanité terrestre ouvrira ses yeux à la grande lumière spirituelle dont elle n'a eu jusqu'ici que quelques éclairs fugitifs.
Il n'y a de surnaturel que par le fait de l'ignorance humaine ; l'invisible, comme le visible, obéissent à des lois naturelles.
Dans notre monde terrestre, on se fait gloire d'obéir à la mode bien plus qu'à la conviction. Certains hommes croiraient se déshonorer s'ils acceptaient des faits, sous prétexte qu'ils ont une couleur de merveilleux. D'autres trouvent qu'il est bon de croire les yeux fermés aux miracles de Lourdes ou de certains lieux de pèlerinage rendus célèbres par une propagande religieuse éhontée et sans scrupules. Il faut se garder de ces exagérations, de ces accès de mysticisme qui font dévier les intelligences de la vie réelle et qui plongent certains autres dans le doute obsédant.
Il faut se souvenir qu'il ne saurait y avoir de vertu véritable sans foi réelle. A notre époque, hélas, on enseigne ou du moins l'on s'efforce d'enseigner la vertu, mais on oublie de développer la foi.
Certes, la foi n'est pas une condition suffisante de moralité, mais c'est une condition nécessaire. La Foi éclairée et sincère adoucit les peines, car elle apporte l'espoir, l'espoir plus vivifiant que la lumière de l'astre du jour et il appartient à la Science de redonner la Foi aux hommes et de les convertir à la doctrine bienfaisante des réincarnations successives, mais il faut que la Science consente à modifier ses formules et à examiner le mécanisme de la conscience humaine en même temps que la possibilité d'existence des êtres invisibles, existence qui s'impose impérieusement à l'esprit de tout homme qui raisonne.
La Science a été obligée, depuis longtemps, d'admettre l'existence d'un fluide impondérable, invisible et intangible que l'on appelle l'éther. Cet éther est un premier monde invisible, mais il existe d'autres manifestations, telles que les phénomènes vitaux, intellectuels moraux, émotifs qui ne pourront jamais être expliqués d'une manière pleinement satisfaisante que si l'on admet l'existence d'autres mondes invisibles.
— Je te remercie, répondit André de Rhodal, de m'avoir fait connaître tant de choses si curieuses, si admirables et je prends, dès aujourd'hui, l'engagement de consacrer mon temps et ma fortune à les étudier.
Je me rends compte, très nettement, que tout mon bagage scientifique et philosophique est à renouveler et que je dois rechercher une méthode pratique afin de développer non seulement mon intelligence, mais encore les facultés supranormales qu'elle possède et que mon travail et ma bonne volonté doivent encore amplifier pour mon avancement spirituel.
— Etudie sans relâche, répondit Roger Danis, car tu es maintenant sur la voie véritable.


IX

Ce conseil, André de Rhodal devait le mettre rigoureusement en pratique dans les années qui suivirent la fin de la guerre.
Un grand changement s'était opéré en lui et le snob d'autrefois était devenu un homme merveilleusement équilibré et un chercheur infatigable.
Un régime végétarien rigoureux avait remplacé les repas plantureux et les fins soupers en galante compagnie.
André de Rhodal s'était inspiré d'un évangile apocryphe , dans lequel Jésus aurait dit : « Ceux qui font tort à n'importe quelle créature, ceux dont les mains sont souillées par le sang des animaux et la bouche par leur chair, ceux-là ne peuvent enseigner les mystères.
Dieu a donné les fruits de la terre comme aliments et les hommes de bien ne doivent pas manger autre chose. Les mains de mes disciples doivent être pures de sang et leur bouche de chair, car Dieu, juste et bon, a voulu que l'homme ne vécût que des fruits et du produit des semences de la terre. »
Avec un enthousiasme fervent, André de Rhodal avait ainsi cultivé son moi intérieur et développé son esprit. Sa luxueuse habitation du quai de l'Alma était devenue, peu à peu, une maison d'études où de nombreux chercheurs venaient discuter et très souvent expérimenter.
Comme à la « Maison des Fleurs » de Ville-d'Avray, des sociétés nombreuses y venaient parfois se rendre compte des dernières expériences que l'Occultisme savant avait préconisées et l'on retrouvait ainsi, comme chez Michaël Della Biosa, les mêmes négateurs de parti pris mêlés aux expérimentateurs sérieux.
André de Rhodal avait très vite compris la grandeur de sa mission et avec une activité surprenante il avait su organiser très régulièrement les séances auxquelles il conviait parfois les savants les plus en vue.
Avec une générosité et un désintéressement absolus ; il avait mis une très grosse partie de son immense fortune à la disposition de ceux de ces savants qui s'honoraient de venir chez lui poursuivre une expérimentation des plus intéressantes et des plus scientifiques, tout en s'inspirant de certaines méthodes empiriques grâce auxquelles on pouvait retrouver le fil conducteur qui permettait de se guider dans le labyrinthe des sciences dites occultes, à la fois recherchées et honorées par les uns et discréditées par les autres, gens superficiels, qui les confondaient avec la magie noire ou les cérémonies burlesques de mauvais plaisants ou d'exploiteurs de la crédulité naïve d'une foule de gens assoiffés de mystère et de merveilleux.
... On était au printemps de l'année 1930 et depuis onze années, André de Rhodal avait eu la satisfaction de voir ses efforts compris par des hommes d'une grande probité scientifique.
Le Paris intellectuel, le Paris philosophique et religieux connaissait maintenant la maison princière du quai de l'Alma et dans les réunions qui s'y tenaient on pouvait aisément retrouver ce monde si curieux que le docteur Marc Haven avait défini jadis en parlant de l'Occultisme et de ses adeptes : « Beaucoup de curieux, beaucoup d'ignorants, beaucoup d'ambitieux, quelques rares hommes de bonne volonté. »
Avec ceux-là, André de Rhodal toujours secondé par Roger Danis était arrivé à constituer un groupement homogène avec lequel il avait obtenu de très remarquables résultats.
Les études poursuivies par ces chercheurs les avaient amenés à constater que lorsque un être humain passe dans l'au-delà, il ne quitte plus jamais cette terre pour n'y pas revenir. Après un certain temps consacré, dans les mondes invisibles, à l'assimilation des expériences vécues durant l'existence terrestre et à la préparation d'une existence future, il s'incarne à nouveau et commence à vivre d'une nouvelle vie qui lui apporte l'opportunité d'expériences nouvelles destinées, comme les précédentes, à le faire avancer dans la voie du progrès.
La Réincarnation, toutefois, ne saurait être confondue avec la métempsycose des Anciens. L'âme d'un être humain ne peut rentrer dans le corps d'un animal ou d'un végétal, la constitution des corps subtils acquis au cours d'une longue évolution s'y oppose d'une manière absolue.
Cette loi de la Réincarnation n'est pas une doctrine due à l'imagination fertile de quelques philosophes mais, au contraire, l'expression de la Vérité. Le Christ a enseigné la Réincarnation à ses disciples. Cette doctrine a, de tous temps, fait partie des enseignements de religions antérieures au Christianisme, plus particulièrement en Orient. Mais au début de l'ère chrétienne il fut jugé nécessaire de voiler, pour la grande masse de l'humanité, cette vérité pendant un certain temps, afin qu'elle attachât une importance capitale à une existence terrestre qui, selon ce qu'on lui disait, devait être la seule, et qu'elle pût ainsi fournir, durant chaque existence un effort dans la voie du progrès dont elle n'aurait jamais été capable si on avait divulgué trop vite la loi de la Réincarnation.
Les résultats obtenus ont prouvé l'égoïste intérêt de cette mesure. Ce sont actuellement les races occidentales chez qui elle a été appliquée le plus rigoureusement, qui sont à la tête de la civilisation et qui ont conquis le monde matériel qui est une des phases voulues du progrès de l'humanité.
André de Rhodal avait en outre compris que la véritable vie religieuse n'est pas celle qui s'accommode des formes et de la pratique d'une religion, mais au contraire que la vie de tout chercheur intellectuel dont l'âme est absorbée dans la poursuite de la Vérité, qui domine son intelligence et sa volonté, est une vie de religion.
La vie d'un poète, d'un peintre, d'un penseur qui a pour résultat la réalisation sur terre d'une vérité est ainsi plus agréable à Dieu que les jours et les nuits stériles de l'ascète dont la religion ne concerne que lui-même, car tout chercheur est un homme religieux et son inspiration est toujours d'essence divine.
Roger Danis avait transformé le viveur, il lui avait appris à conquérir peu à peu sa destinée et à employer dignement le talent de sa vie. Il avait mis son ami en paix non seulement avec son prochain mais avec soi-même et il l'avait placé ainsi sur le seuil du Ciel merveilleux qui est un état d'existence et non un lieu.
Les dogmes sont la forme d'une religion et non son essence et la vraie religion d'un homme c'est sa vie, sa vie de tous les jours et non pas les formalités impuissantes des pratiques que comporte la récitation de formules vaines.
Travailler c'est prier, car travailler ardemment pour atteindre à la plus haute perfection dans toute carrière, lutter pour la vérité, voilà la vraie vie religieuse et il ne saurait en exister aucune autre.
André de Rhodal s'était rendu compte, très facilement qu'une vie de formalités n'est rien et que toute religion acceptable est active et non passive, c'est-à-dire une religion d'actes et non de paroles.
Le progrès doit toujours conduire plus haut, il ne peut y avoir d'arrêt, car il n'y a point d'immobilité dans le royaume de Dieu.
L'homme, aimait à répéter Roger Danis, est un enfant de Dieu ; Dieu est dans sa nature et ne peut être renié.
Le commencement de tout avilissement dans la vie est marqué par un délaissement de la partie spirituelle de sa nature, il est donc nécessaire de maintenir vivant l’Esprit de Dieu qui est en lui et alors sa conscience en repos lui donnera le bonheur.
C’était en somme le retour à la foi simple et pourtant forte et éclairée des premiers temps de l'Eglise du Christ.
Mais en plus de la destinée individuelle engendrée par nous dans chaque existence, il y a aussi — et André de Rhodal s'en était rendu compte — une destinée collective que nous attirons sur nous du fait que nous faisons partie d'un organisme social ou d'une nation. Or, les nations agissent quelquefois en masse, soit pour le bien, soit pour le mal, il n'est donc que juste que les actions collectives aient un effet collectif dans les existences ultérieures des membres du corps social qui y ont pris part. Aussi arrive-t-il que lorsque les actes sont malfaisants, la dette ainsi contractée est généralement liquidée en bloc au cours de ce qu'on appelle ordinairement des accidents.
La Civilisation actuelle est aujourd'hui privée de la science du passé, parce qu'autrefois les hommes doués alors de la prérogative d'engendrer les Causes les ont précisément mal engendrées et par un choc en retour inéluctable qui vient les frapper à travers les siècles pendant leurs réincarnations successives, ils subissent aujourd'hui les manifestations bonnes et mauvaises qui sont le résultat des actes déterminés dans leurs existences antérieures.
La Science antique de la Vie et de la Mort perdue par la faute collective des hommes est peu à peu reconquise au prix de multiples recherches et de durs labeurs.
Le feu qui détruisit la Bibliothèque d'Alexandrie et réduisit en cendres les trésors de science qu'elle contenait n'a pu anéantir les causes premières qui subsistent entières dans la pensée éternelle et les hommes sont forcés de retrouver par l'étude les oeuvres de science apportant à chaque nation les fruits de leurs existences passées et de leurs actions en tant qu'organisme social.
Comme Roger Danis, André de Rhodal était arrivé à une conception philosophique qui ressemblait d'une façon parfaite au secret relatif du Cosmos énoncé par son ami et même il le définissait d'une façon plus simple et plus précise.
Pour lui, Dieu se confondait avec l'Infini qui est le resplendissant foyer sans bornes où se meuvent perpétuellement les forces créatrices.
Ces forces créatrices sont les innombrables dualités, couples dont une partie est le vouloir, l'autre l'aspiration ou idéal ; réunies ces deux parties forment un pouvoir.
Le vouloir va résolument en avant, tandis que l'idéal qui a sollicité ce départ veut retourner en arrière, de là le choc terrible qui les subdivise en parcelles infinies.
Ces parcelles lancées dans l'Infini se cherchent consciemment afin de reconstituer leurs dualités respectives et c'est dans cette reconstitution que gît tout le travail des Mondes de l'espace.
Les parcelles au début de leur long voyage animent successivement les infusoires, les pierres, les minéraux, les petits et les grands végétaux, puis les animaux, enfin l'être humain qui doit poursuivre une éternelle ascension.
Mais les parcelles qui animent un monde ne sont pas toutes au même degré par suite de leur dissociation première, elles doivent donc au fur et à mesure de leurs réunions successives et progressives apprendre et appliquer la divine et sublime loi solidaire qui régit les Mondes et sans l'accomplissement de laquelle aucune dualité ne peut conquérir son unité.
Les personnalités ainsi formées par un travail lent et constant ne peuvent se perdre et chacune d'elles peut revêtir, temporairement, une des formes sous laquelle elle a déjà vécu, en se détachant volontairement et momentanément de la personnalité supérieure formée par un plus complet groupement des parcelles.
La matière n'est que la fumée du foyer infini, Dieu, vers lequel, après des transformations sans nombre; elle doit retourner à l'état de flamme pure.
Avec la compréhension parfaite de cette perpétuelle ascension de la Matière il était facile de déduire les secrets de la vie et de la mort et André de Rhodal avait pu former une théorie acceptable et réellement scientifique susceptible de rallier les savants et les théologiens, si souvent antagonistes.
Il vivait, maintenant, dans la consolante occupation d'accroître la puissance de son être intérieur en développant sa volonté et l'exerçant à agir par des volitions fréquentes.
Il avait définitivement compris que la volonté est le principe et la synthèse de toutes les facultés spirituelles, car l'idée et la volonté sont à l'Esprit ce que sont à l'homme la conception et l'action.
Toute science se confondait avec la croyance, c'était une interpénétration constante de l'une et de l'autre et il en découlait une conception supérieurement harmonique et bienfaisante de l'Univers, de toute la Création soumise à l'éternelle sagesse de Dieu.
Avec cette théorie large, pure, sage et réellement divine, toutes les chimères des passés ténébreux s'envolaient, toutes les douleurs physiques et morales étaient réduites, calmées et finalement ensevelies dans la lumière triomphale qui venait éclairer et expliquer le pourquoi de la Vie, de la Vie toujours belle, plus radieuse et plus harmonique.
Cette progression de la vie qui fait remonter l'origine de l'être humain bien au-delà de la série animale ne doit ni nous étonner ni nous humilier.
Rien n'est isolé, rien n'est petit dans l'oeuvre immense de la Création et le génie sublime qui préside à ses destins se montre aussi grand dans la confection du brin d'herbe que dans l'élaboration des parcelles lumineuses dont se compose l'âme humaine.
« Des millions de créatures spirituelles invisibles passent sur la Terre.
Aussi bien quand nous sommes éveillés que pendant notre sommeil .»
L'étude appliquée des sciences occultes avait fait comprendre à André de Rhodal que le Monde invisible n'était que le prolongement, la continuation du Monde visible et que le premier était le Monde réel, le seul ayant prédominance absolue sur la matière quand les êtres qui le peuplaient avaient terminé leur évolution, une évolution qui leur permettait d'échapper aux réincarnations douloureuses des Mondes peu évolués, comme la Terre.
Dès lors, l'expérimentation qui découlait d'une théorie aussi rationnelle avait confirmé à André de Rhodal, la parfaite unité du plan divin dont les êtres humains étaient parfois, inconsciemment les collaborateurs obligés.
André et Roger toujours unis par une amitié grandissante avaient bien des fois, depuis l'Armistice, renouvelé les expériences semblables à celles auxquelles ils avaient assisté à la « Maison des Fleurs » et chaque fois ils avaient longuement étudié les modalités si diverses présentées par les sujets entrancés.
Jamais depuis la séance où le Maître de la « Maison des Fleurs » avait imprudemment situé son sujet dans un temps futur, les deux amis n'avaient été tentés de renouveler une aussi dangereuse expérience. Avec une maîtrise et un sang-froid absolus, ils s'étaient bornés à observer scrupuleusement les états seconds de chaque sujet entrancé et s'étaient entourés de toutes les précautions nécessaires pour ne jamais dépasser ce qui paraissait ne présenter aucun danger pour leurs sujets et pour eux-mêmes.

On était aux premiers jours du printemps de l’année 1930 et André de Rhodal avait convié M. et Mme Michaël Della Biosa et Roger Danis à venir passer une journée dans son somptueux hôtel de Paris.
Roger Danis, arrivé le premier, devisait gaîment avec son ami lorsque M. et Mme Michaël Della Biosa firent à leur tour leur entrée dans le grand salon où se trouvaient les deux amis qui se levèrent pour les saluer.
Le Maître de la « Maison des Fleurs » s'était avancé vers eux et leur serrait les mains avec force, tandis que Mme Della Biosa se laissait tomber, plutôt qu'elle ne s'asseyait, dans un fauteuil.
— Qu'avez-vous ? Interrogea André de Rhodal, subitement inquiet devant l'agitation de ses hôtes.
Michaël Della Biosa fut un instant sans répondre, puis en phrases saccadées, il raconta ce qui venait d'arriver.
« J'étais au volant de ma voiture, quand à cinq cents mètres de chez vous, nous avons failli être les victimes d'un terrible accident d'automobile. »
André et Roger, à ces mots, avaient relevé la tête et, curieux, attendaient la suite du récit. « Vous rappelez-vous, continua le Maître de la « Maison des Fleurs », la fameuse séance où, sur votre demande, j'ai eu la faiblesse de situer mon sujet endormi dans un temps futur, et quelle réponse me fut faite.
Les deux amis tressaillirent, mais le premier, Roger reprit son sang-froid.
— Je me souviens, dit-il, que le sujet vous avait prédit un accident d'automobile, mais je constate aujourd'hui que le cliché astral qu'il avait interprété à ce moment, n'a pas été réalisé complètement puisque l'accident s'étant produit, vous êtes l'un et l'autre, complètement saufs.
Le Maître de la « Maison des Fleurs » avait, lui aussi, repris son sang-froid et d'une voix qu'un reste d'émotion faisait encore trembler un peu, il reprit : « Oui, mais je déplore, néanmoins, l'accident qui a fait quatre malheureuses victimes. Je vous en supplie, n'ayez jamais la curiosité mauvaise de reprendre l'expérience que j'ai eu la sottise de faire jadis devant vous. Vous le voyez, l'accident s'est bien produit à la date indiquée et ma femme et moi avons failli en être aussi victimes.
Les sciences occultes comportent une série d'expériences que tout homme sage ne saurait aborder sans les plus grandes précautions. Cantonnez-vous toujours dans l'étude du passé parce qu'une telle étude est utile à la science humaine et à l'avancement spirituel de tous les êtres qui passent sur notre planète. Toute investigation dans le domaine du futur est néfaste et dangereuse.
J'en suis aujourd'hui une preuve indéniable et vivante.
Le cliché astral entrevu et expliqué par le sujet endormi ne s'est pas réalisé complètement, parce que ledit sujet l'a mal interprété, mais cependant il en a déterminé rigoureusement les grandes lignes et cette réalité doit, désormais, nous empêcher de renouveler une expérience aussi dangereuse.
— Enfin, cher ami, dit Roger, vous êtes saufs tous les deux et tout en déplorant comme il se doit le sort tragique des victimes, laissez-nous vous féliciter d'avoir échappé à cette mort horrible. »
Madame Michaël Della Biosa s'était levée, son émotion s'était atténuée et de sa voix claire et harmonieuse ce fut elle qui tira la morale précise de l'événement.
« La curiosité à propos des événements futurs est la plus grande et la plus terrible des aberrations humaines. Elle est certainement la génératrice des choses les plus mauvaises. Puisse le Seigneur nous en préserver. »
André et Roger s'inclinèrent et avec M. et Mme Della Biosa ils passèrent dans la salle à manger pour le déjeuner.
Jusqu'à une heure avancée de l'après-midi, ils devisèrent sur l'événement et vers dix-huit heures, les deux époux prirent congé d'André et de Roger.
« Nous pouvons, dit ce dernier, vous souhaiter bon retour à la « Maison des Fleurs », désormais vous n'avez plus à craindre d'accident. »


X

Avec un sourire d'assurance et de joie, M. et Mme Michaël Della Biosa s'installèrent dans leur splendide voiture et le Maître de la « Maison des Fleurs », avec une maîtrise parfaite mit l'automobile en marche.
Sur la terrasse, André et Roger regardaient les deux époux assis à côté l'un de l'autre. L'auto lancée en ligne droit avait déjà parcouru environ deux cents mètres, quand les deux amis poussèrent un cri d'effroi.
Sortant d'une rue perpendiculaire au quai, un lourd camion venait de se jeter littéralement sur l'automobile. Sous le choc effroyable, la voiture légère avait culbuté et ses occupants avaient été projetés avec une violence inouïe sur la chaussée où ils restaient inanimés.
Comme mus par un ressort, André et Roger, sans se concerter, avaient bondis et s'étaient élancés vers le lieu de l'accident. Des passants accouraient de tous côtés et formaient un cercle autour des malheureux assommés par le terrible choc.
Fendant ce cercle de curieux, André et Roger s'étaient approchés et le premier avisant une voiture vide qui passait avait, avec l'aide de témoins de l'affreux accident, mis les deux blessés sur les coussins et donné l'ordre au chauffeur de les conduire à sa demeure qu'ils venaient de franchir quelques minutes auparavant. Un agent lent et digne était monté dans la voiture.
Avec d'infinies précautions, les deux corps toujours inanimés avaient été déposés dans le hall de la demeure d'André de Rhodal et un médecin qui se trouvait parmi les témoins de l'accident était venu, spontanément, offrir ses services,
Les domestiques d'André de Rhodal empressés, avaient immédiatement descendu tout ce qui était nécessaire pour procéder à un pansement sommaire.
Le Maître de la « Maison des Fleurs » avait seul ouvert les yeux et son regard affaibli, mais encore plein d'intelligence allait de l'une à l'autre des personnes penchées vers lui.
Mme Della Biosa avait été tuée sur le coup et le médecin, après l'avoir constaté, s'employait de son mieux à panser son époux qui commençait à balbutier quelques mots.
André et Roger s'étaient approchés du blessé et celui-ci en mots hachés, à peine distincts, leur disait :
« Mes amis, je vais mourir, je le sens, mais je suis cependant heureux que vous puissiez recueillir ma dernière pensée en ce monde. Je vous supplie de ne jamais pousser la curiosité trop loin et d'être prudent dans les expériences que vous tenterez. Je croyais tantôt avoir échappé à l'affreuse prédiction qui m'avait été faite jadis. Le cliché astral interprété par mon sujet était parfaitement exact.
Méfiez-vous pour vous-mêmes et pour tous ceux qui seraient tentés de recommencer pareille faute, ne retombez jamais dans ce travers. Adieu ! Je... »
Un hoquet violent avec un flot de sang s’échappa de la bouche du malheureux et il expira.
André de Rhodal avait retrouvé son sang-froid. Devant cette mort, il s'était soudain senti rempli d'une force nouvelle et il donnait des ordres aux domestiques pour que les deux corps fussent transportés immédiatement au premier étage.
Roger Danis, lui aussi, avait vaillamment supporté et triomphé de son émotion première et en se tournant vers son ami il lui dit : « Les Anciens, nos maîtres en Occultisme, avaient raison. Cette science, clef de toutes les autres sciences, ne doit être dévoilée qu'aux Initiés, à ceux-là seuls assez purs pour s'en servir bénéfiquement et assez savants pour en conduire sagement les expériences. Le commun des mortels, assoiffé de merveilleux sera toujours semblable à des enfants qui jouent avec le feu.
Et un peu tristement, il conclut : L'humanité actuelle se dégage péniblement de l'emprise néfaste créée par des dogmes enfantins et ridicules. Elle n'arrive pas à secouer le joug tyrannique des Eglises et peut-être faudra-t-il la venue d'un Messie nouveau pour donner à la Science de l'Esprit toute sa force et sa portée véritables en lui assignant un rôle de plus en plus actif dans l'évolution des êtres.
Efforçons-nous de préparer les voies à Celui qui doit revenir rénover le monde terrestre et répudions l'orgueil, l'égoïsme et l'ambition, maudissons le meurtre offert au dieu des armées par la duplicité des hommes et de toute notre âme, espérons en la force éternelle de l'Univers, alliance et lumière des Mondes et des Esprits, en murmurant une suprême prière :
« O mon Dieu, bénis ce monde impur en faveur des hommes de bonne volonté et prête-nous la force de créer l'avenir malgré les monstruosités présentes. »


Paris, 17 septembre 1935.
 
Conclusion

Une thèse personnelle est toujours présomptueuse, quand la complexité du sujet traité ne paraît pas l'imposer. Pourtant j'aurai la hardiesse de donner ici ma conclusion. Plus de quarante années de fréquentation des milieux occultistes et en particulier « spirites » me donnent la possibilité de croire réellement aux bienfaits de la doctrine spirite kardéciste rationnellement étudiée.
Toutefois, je ne veux pas exagérer l'importance d'une expérience personnelle si sincère soit-elle, je pense qu'elle ne peut avoir qu'une valeur d'indication pour tous ceux qui liront ce livre.
En l'écrivant, je me suis efforcé de ne point rebuter le lecteur par des thèses confuses, dont les diversités innombrables, dans l'occultisme moderne, apparaissent comme le plus terrible des écueils.
Disciple fervent d'Allan Kardec, je crois cependant à la transformation de toutes les théories émises par cet éminent et génial précurseur, car la vérité de demain, ne sera pas celle d'aujourd'hui. Ce qu'il importe dans la recherche de problèmes ardus comme ceux posés par la Vie et la Mort, c'est d'éviter tout dogmatisme, chaque être humain devant trouver sa voie par l'étude et l'observation expérimentale.
Nous sortons à peine d'un dogmatisme religieux outrancier créé par le christianisme déformé au cours des siècles ; il serait donc décevant de lancer les hommes sur une voie nouvelle sans points de repère suffisants pour leur faciliter l'intuition d'un idéal futur plus large et plus vivifiant.
J'ai résumé brièvement, dans ce livre, ce que je crois fermement être une parcelle de vérité et je pense que les fervents de l'occultisme devront se résigner à des études de plus en plus approfondies afin de jalonner, avec patience, les routes multiples qui les conduiront vers des réalisations positives, sans s'égarer vers les infinies perfections d'une charité plus théorique que réelle.
Je crois donc à la Science, mais à une science moins orgueilleuse qui permettra d'aborder les problèmes de la Vie et de la Mort, sans idées préconçues et qui tiendra compte, dans la mesure la plus large, de tous les travaux des penseurs.
Le triomphe du psychisme ne rencontrera de résistance vraiment sérieuse que du côté du catholicisme romain.
L'Eglise romaine dispose de ressources pour ainsi dire illimitées. Son autoritarisme, depuis sa fondation, a centralisé à outrance et orienté toutes les forces intellectuelles pour dominer le Monde et le maintenir sous son emprise.
Aussi, malgré l'effondrement lamentable de ses doctrines, malgré l'abîme qui s'ouvre entre elle et les nécessités toujours grandissantes de l'évolution, sa ténacité défensive étonnera encore pendant très longtemps.
En vertu d'une force acquise, elle est susceptible par des concessions dogmatiques insignifiantes, mais habilement consenties d'imposer sa volonté et de retarder l'avènement définitif d'un occultisme éclairé et positif, parce que les meilleurs parmi les hommes ne savent pas encore agir comme si leur vie avait un sens et leur effort une valeur réelle.
Parmi les fervents de l'occultisme, bien peu d'entre eux se rendent compte réellement de l'envergure prodigieuse et illimitée du problème, mais ce que je peux affirmer, c'est que tous, quelle que soit l'Ecole à laquelle ils appartiennent, sont au service de la grande idée évolutive.
Il n'en faut pas plus pour déterminer dans le Monde un courant sympathique et moralisateur, une orientation psychique bienfaisante susceptible de régénérer les hommes et de les pousser toujours en avant vers des conceptions plus nouvelles, plus scientifiques et disons le mot véritable, plus divines.